Dépossession légale et captation de droit d'auteur au pays du droit d'auteur

Le cas topique de la loi du 3 janvier 1995 sur la gestion collective du droit de reprographie, et quelques autres exemples 


André Bertrand
Avocat à la Cour
Chargé d'Enseignement à l'Université de Paris I


Nul ne doute, en effet, que le droit d'auteur soit une propriété ; d'ailleurs l'intitulé exact de la première législation française en la matière, la loi des 19/24 juillet 1793, était la loi “relative aux droits de propriété des auteurs d'écrits en tout genre”. De plus, dès 1853 la Cour d'appel a jugé que “la création d'une œuvre littéraire ou artistique constitue, au profit de son auteur, une propriété dont le fondement se trouve dans le droit naturel des gens, mais dont l'exploitation est réglementée par le code civil”.

Bien entendu, la propriété de l'auteur est d'un genre différent de celui des propriétés traditionnelles puisque en dehors de l'objet matériel à proprement parler, elle comporte une propriété intellectuelle, qui comprend le droit d'exploitation de l'œuvre, ainsi qu'un élément de droit de la personnalité : le droit moral.

Quelle que soit sa nature, le droit d'auteur génère, au profit de celui-ci, un droit de propriété reconnu par une liste impressionnante de textes d'origines et de portées diverses. On citera notamment, les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, qui selon la jurisprudence française, a valeur constitutionnelle ; l'article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, signée à l'ONU en 1948 ; l'article 1er du Protocole additionnel de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme ; et les articles 544 à 552 du Code civil.

Selon la loi de 1957, complétée par la loi de 1985, et dont les dispositions ont été codifiées depuis 1992, dans le Code de la propriété intellectuelle, le droit d'exploitation de l'auteur comporte essentiellement « le droit de représentation et le droit de reproduction » (art. L.122-1 du CPI). La reproduction « consiste dans la fixation matérielle de l'œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public » (art. L.122-3).

A l'évidence, constitue un acte de reproduction, la photocopie ou la reprographie qui est définie comme « la reproduction sous forme de copie papier ou support assimilé par une technique photographique ou d'effet équivalent permettant une lecture directe » (art. L.122-10 al.2).

La reprographie fait donc partie du droit de reproduction reconnu à l'auteur. Pourtant aux termes de la loi du 3 janvier 1995, dont les dispositions figurent actuellement à l'article L.122-10 du CPI, « la publication d'une œuvre entraîne cession du droit de reproduction par reprographie... à une société agréée à cet effet par le Ministre de la Culture ».

Au regard de la loi, dès la publication de son œuvre, l'auteur se trouve ainsi dépossédé de son droit de reprographie. La doctrine s'est interrogée sur la manière dont il conviendrait de qualifier ce transfert des droits de l'auteur, mais il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une véritable expropriation des droits de l'auteur qui n'a aucun choix en la matière. Pour atténuer ce phénomène, le législateur avait prévu que « l'auteur pourrait désigner une société agréée », mais dans la pratique ce n'est même pas le cas, puisque les deux sociétés agréées à ce jour ne sont pas concurrentes et opèrent en situation de monopole : le CFC étant compétent pour gérer l'ensemble du droit de reprographie à l'exception des partitions musicales qui relèvent de la SEAM.

Pire, l'auteur ne peut même pas renoncer à l'exercice de son droit de reprographie dont il est dépossédé par la seule publication, et laisser en quelque sorte son œuvre à la libre copie de tous.

La société de gestion collective agréée se trouve ainsi investie de son droit de reprographie qu'elle exerce à sa place, même quand l'auteur n'a aucune intention ou aucun intérêt à limiter la photocopie de ses œuvres.

Le droit de reprographie n'est pas une invention française. Ce droit a été reconnu aux auteurs par la jurisprudence, d'abord aux États-Unis, puis quelques années plus tard, en Europe. C'est pour assurer la gestion de ce droit que le Copyright Clearence Center (CCC) avait été créé outre-Atlantique dans les années 70 par un regroupement d'éditeurs américains. Cette organisation américaine encouragea par la suite, y compris financièrement, la création, en France du CFC, qui s'appelait à l'origine le Centre Français du Copyright avant de devenir le Centre français d'exploitation du droit de copie.

Quoi qu'il en soit, le droit de reprographie est géré par le CCC américain dans le cadre de mandats, et c'est ainsi qu'il était également géré en France par le CFC, avant le vote de la loi du 3 janvier 1995.

Celle-ci a innové, pour faire ce que même les américains dans le pays du «copyright» n'avaient osé rêver : déposséder l'auteur de l'exercice de son droit, au profit d'une société de gestion agréée par l'État.

Incontestablement, la loi du 3 janvier 1995 dépossède les auteurs de l'exercice de leur droit de reprographie et porte ainsi atteinte à leur droit de propriété, droit fondamental de valeur constitutionnelle.

Cette situation paradoxale a été rendue possible par le fait qu'il n'existe pas en France, contrairement à ce qui existe dans d'autres pays, et notamment aux États-Unis, de contrôle direct de la constitutionnalité des lois permettant aux citoyens de saisir directement les tribunaux pour faire invalider une loi inconstitutionnelle. En France, la saisine du Conseil Constitutionnel n'est possible que par un groupe de parlementaires, après le vote de la loi et avant son entrée en vigueur. En conséquence, de nombreuses lois, et notamment la loi du 3 janvier 1995, sont à l'évidence inconstitutionnelles et contraires aux principes fondamentaux des droits de l'homme.

Rien n'interdit néanmoins, aux auteurs français de contester, devant la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg, la constitutionnalité de la loi du 3 janvier 1995, laquelle viole le droit de propriété reconnu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Mais, même si le chemin à parcourir est long pour en arriver là puisqu'il faut préalablement avoir épuisé toutes les voies de recours sur le plan national, leurs chances de succès sont importantes ; et la France pourra ainsi confirmer son palmarès actuel, celui d'être, avec la Turquie, le pays le plus condamné pour violations des droits de l'homme !

En réalité, la loi de 1995 ne fait que traduire une situation de fait, à savoir qu'en France une grande partie des titulaires de droits d'auteurs et de droits voisins doivent subir, sans pouvoir protester, le joug des sociétés de gestion collective, appelées dans le langage technique sociétés de perception ou de répartition des droits ou SPRD.

En ce qui concerne le droit de reprographie, instauré par la loi de 1995 au profit des auteurs, celui-ci est actuellement géré par une SPRD contrôlée officiellement par les éditeurs, qui sont dans la pratique, les véritables bénéficiaires de la loi, puisqu'ils sont par ailleurs chargés de répartir entre les auteurs les redevances perçues pour leur compte. Si l'on soustrait les frais administratifs du CFC et la quote-part d'environ 50% que s'attribuent généralement les éditeurs (2), c'est donc en tout état de cause, moins de 40% des redevances collectées au titre de la reprographie qui sont redistribués à leurs légitimes ayants droit.

Mais ce qui existe en matière de reprographie existe dans d'autres domaines du droit d'auteur et surtout en matière de droits voisins, c'est-à-dire les droits des artistes, musiciens et producteurs. Ceux-ci ne peuvent s'opposer à la diffusion publique de leurs enregistrements, en contrepartie de laquelle ils sont censés percevoir une rémunération dite “équitable”. De même, pour tenir compte des copies d'œuvres réalisées à des fins d'usage privé, la loi a prévu depuis le 1er janvier 1986, une rémunération pour copie privée répartie par diverses SPRD, au profit des titulaires de droits d'auteurs et aux titulaires de droits voisins.

C'est ainsi que les droits des uns et des autres se trouvent, actuellement en France, sous la coupe d'une vingtaine de SPRD agissant le plus souvent dans l'intérêt de leurs seuls dirigeants. C'est vis-à-vis des droits voisins que le scandale est le plus criant puisqu'il est impossible de savoir précisément quel pourcentage des rémunérations légales collectées par ces sociétés est effectivement payé aux légitimes ayants droit, dans la mesure où le terme “répartir” utilisé dans leur comptabilité ne signifie pas «payer», mais simplement «affecter» des sommes, à des comptes virtuels d'où elles pourront être retirées dix ans plus tard, pour l'aide à la création.

Selon le Rapport 2004 de la Commission de contrôle des SPRD, les SPRD françaises, qui emploient environ 2000 personnes auraient eu en 2002 pour 236,3 millions d'euros de frais de gestion alors qu'elles auraient perçu cette même année 1,07 milliard d'euros, ce qui représente un coût de revient par salarié, tous frais de structure compris, de l'ordre de 115 000 euros ! Pourtant, un très faible pourcentage des rémunérations collectées est à l'évidence réparti aux légitimes ayants droit.

Pour ce qui concernce les droits voisins, il apparaît que moins de 20% des sommes collectées, c'est-à-dire moins de 10% des sommes facturées par la SPRE pour la rémunération équitable (3), sont effectivement payées à leurs légitimes ayants droits ! A titre d'exemple, dans le Rapport 2000 de cette même Commission (p. 99), la SPEDIDAM reconnaît elle-même avoir eu en 2000 pour 15,7 MF de frais de gestion ; affecté 42,7 MF à l'aide à la création, par application de l'article L321-9 du CPI ; consacré 1,1 MF à des fonds d'intérêts professionnels et avoir «réparti» 47,8 millions de francs. Mais, comme nous l'avons déjà souligné «répartir» n'est pas «payer...»

En résumé, si 236 millions d'Euros sont affectés par les SPRD à leurs frais de gestion, une somme bien plus importante est également affectée par celle-ci à l'aide à la création. Dans aucun pays du monde, les auteurs, artistes et producteurs ne se trouvent autant dépouillés de leurs droits et de leur rémunération qu'en France, pays qui se targue d'être la “mère du droit d'auteur”. En France, les auteurs compositeurs ne peuvent qu'être membres de la SACEM, alors qu'au États-Unis, ils peuvent opter entre l'ASCAP, la BMI ou la SESAC, et ce en fonction de critères et de services objectifs, notamment leurs frais de gestion.

Il est temps de jeter le masque : si la SPEDIDAM n'hésite pas aujourd'hui à dépenser des milliers d'euros dans une campagne publicitaire où elle défend le droit à la copie privée des internautes, c'est également pour demander en contrepartie la création, à son profit, d'une nouvelle rémunération légale qu'elle serait chargée de collecter... Grâce à cette nouvelle ressource elle pourrait peut-être ainsi rembourser la créance de 89 millions d'euros qu'elle doit à l'ADAMI, créance qui par ailleurs n'a même jamais été inscrite dans sa comptabilité sur instruction du Ministère de la Culture...

“La propriété intellectuelle, c'est le vol” n'hésitait pas à écrire Joost Smiers, en paraphrasant Proudhon, dans un article publié en Septembre 2001, dans le Monde Diplomatique. Non, il s'est trompé : il aurait mieux fait d'écrire « le droit d'auteur est mort, vive le droit... des voleurs d'auteurs... »

|cc| André Bertrand — juin 2004

Notes :

1. 8 déc. 1853, Sirey 1854, 2, 109. 

2. Notamment par une clause insérée à cet effet dans la plupart des contrats d'édition.

3. La SPRE est chargée de collecter la rémunération équitable due par les radios et discothèques aux titulaires de droits voisins (artistes, musiciens et producteurs) pour la diffusion publique des enregistrements du commerce. Près de 40% des sommes facturées aux discothèques et à certaines radios locales ne sont jamais recouvrées et finalement abandonnées. Sur les sommes collectées, la SPRE a au moins 15% de frais administratifs, et ces sommes sont ensuite réparties théoriquement aux ayants droit par l'ADAMI, la SPEDIDAM et la SCPP, qui ont également près, si ce n'est plus de 20% de frais de gestion. Plus d'un tiers de la rémunération équitable sert donc à couvrir les frais de ces SPRD, alors que 40% des sommes facturées sont purement abandonnées. Moins de 25% des sommes facturées sont donc mises en répartition, ce qui signifie que moins de 10% sont effectivement payées aux légitimes ayants droit, les 15% étant des sommes non réparties ou irrépartissables, finalement affectées à l'aide à la création...

 

André BERTRAND