Droit au déréférencement mondial : Google rejette la mise en demeure de la Cnil

Dans un billet posté sur Google Europe Blog le 30 juillet dernier, Peter Fleischer, conseiller mondial à la vie privée (Global Privacy Counsel), a fait connaître l'intention de Google de ne pas donner suite à la mise en demeure de la présidente de la Cnil d'avoir à déréférencer les résultats légitimement effaçables des résultats du moteur sur toutes les plateformes de Google, y compris google.com.

Parmi les arguments invoqués l'auteur déplace habilement la question posée derrière tout ce vaste contentieux, ou plutôt la masque par un rideau de fumée juridique.

Le droit à l'oubli, valeur européenne

Le plus gros de l'argumentation consiste à constater que le droit à l'oubli est une valeur juridique strictement européenne, qui ne saurait prendre valeur mondiale.
Premier beau sophisme : en réalité, la demande de la Cour de justice de l'Union européenne vise à faire bénéficier toute ressortissant de l'Union des droits qui le protègent de par sa citoyenneté européenne, rien de plus. L'Union européenne n'a jamais entendu vouloir prendre la défense d'autres personnes dans le monde que ses ressortissants. Mais faire en sorte que ces ressortissants soient pleinement protégés, sur tous les outils disponibles sur internet, où qu'ils soient basés.

Un impossible cumul des lois limitant la liberté d'expression sur la planète

Ensuite, la démonstration nous est apportée, à l'anglo-saxonne, par des exemples concrets, que de nombreux pays du monde possèdent leurs propres règles interdisant tel ou tel propos, comme de critiquer le roi en Thaïlande, Atatürk en Turquie, etc. Imposer mondialement chacun de ces interdits reviendrait à cumuler ceux-ci et étouffer de plus en plus la liberté d'expression.
Deuxième beau sophisme : la démarche de l'Union européenne n'est pas d'exiger que telle loi limitant la liberté d'expression soit appliquée partout dans le monde, mais que la personne physique mise en cause soit protégée du risque de recoupement surpuissant des moteurs de recherche qui feraient apparaître des informations indésirables sur sa vie privée. Ce n'est que par ricochet qu'il se peut que des lois européennes de limitation de la liberté d'expression soient invoquées, une fois encore pas en tant que telles, mais au seul bénéfice du citoyen européen.

Une hégémonie américaine qui s'ignore ?

La démonstration devient presque divertissante lorsqu'on lit : "Nous croyons qu'aucun pays ne devrait avoir le pouvoir de contrôler ce contenu…" Il est bien évident que lorsque Google à longueur de contentieux met en avant la sacro-sainte loi américaine, "aucun pays" ne contrôle le contenu d'internet ! Qui ce texte veut-il abuser ?
C'est d'ailleurs bien toute la question qui s'est enfin posée avec la résistance apportée par les instances européennes face à la place quelque peu invasive des produits américains sur le net, dont Google est sans doute le plus pesant, et sa revendication de l'application du droit de l'Union européenne. Que Google le veuille ou non, internet est un phénomène transnational qui fatalement connaît des conflits de lois dans l'espace, bien connus du droit international privé.

Une affaire de droits de l'homme avant tout

Mais l'affaire pourrait ne pas être qu'une question de lutte de zones d'influence juridique, mais tout simplement de droits de l'homme.

Comme nous l'avons déjà signalé par ailleurs (notre actualité du 29 juillet sur Votre Réputation) le droit à l'oubli n'est pas qu'une valeur délimitée à l'Union européenne.

Si l'on voulait philosopher — ou faire de la théologie —, nous remarquerions que le droit d'oublier les méfaits ou erreurs commis dans le passé par un être humain est une règle juridique qui vient en droite de ligne du christianisme et de la loi du pardon — qui n'existe d'ailleurs pas que dans cette religion. À ce titre, les États-Unis sont tout aussi concernés que la "vieille Europe" par cette valeur, de même que toute l'Amérique latine ou la partie chrétienne du continent africain.

Mais on peut aller plus loin sur le simple plan juridique des droits de l'homme ainsi que nous le rappelions dans notre actualité précitée.

La déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU

Il suffit de se référer au mètre étalon des droits de l'homme que constitue, depuis décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l'homme.
L'article 12 de ce texte fondamental stipule :
"Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes."

Nous trouvons là la définition même des recoupements informatiques surpuissants d'un moteur de recherche qui parviennent à faire émerger, de manière arbitraire (qui en a donné l'ordre ? qui a donné son accord à de tels recoupements ?), des éléments de la vie privée d'une personne.

La diffamation et l'e-réputation déjà protégées

Nous trouvons également dans ce texte les fondements du délit de diffamation ou d'injure (atteinte à  l'honneur et à la réputation), et en prime, on trouve déjà les fondements d'une protection de la réputation de tout citoyen du monde, donc de son e-réputation.

On retrouve une formulation proche de ce texte dans la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales du Conseil de l'Europe, lequel groupe 47 pays, pas forcément localisés sur le continent européen.
L'article 8, Droit au respect de la vie privée et familiale, stipule ainsi :
"Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
"

Si le texte exclut toute ingérence d'une "autorité publique" dans ce droit, a fortiori serait exclue l'ingérence d'un moteur de recherche privé...

Face à ces principes de protection des citoyens de tous pays, la tâche sera difficile pour Google de hurler aux manœuvres liberticides de la Cnil, sous le prétexte d'une liberté d'expression d'un moteur qui flouerait les intérêts des citoyens. Rappelons pour finir que la liberté d'expression, dans toutes les déclarations de droits du monde, est bien spécifiée comme pouvant être limitée par des lois.
L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 dispose ainsi :
"La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi".

Enfin, alors que Google s'évertue à démontrer que le droit à l'oubli est une valeur purement européenne, des associations de citoyens réclament son application aux États-Unis… (nos actualités des 13 juillet sur ce site et du 24 juillet et 29, précitée, sur Votre Réputation).

En savoir plus

Lire le billet de Peter Fleischer sur Google Europe Blog (en anglais) :
http://googlepolicyeurope.blogspot.fr/2015/07/implementing-european-not-global-right.html

Didier FROCHOT