Droit d’auteur : la CJUE précise les contours de l’exception pour les bibliothèques

Un récent arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne vient préciser quelques éléments de la fameuse exception pour les bibliothèques prévues par la directive DADVSI de 2001 et laborieusement transposée par la France en 2006.

Le contexte de l’arrêt

Le Bundesgerichtshof (Cour de justice fédérale allemande) avait à se prononcer sur un litige opposant l’Université technique de Darmstadt (Technische Universität Darmstadt) à l’éditeur allemand, Eugen Ulmer KG.

La bibliothèque de l’université de Darmstadt a numérisé un livre édité par Ulmer et le propose à la consultation sur ses postes de lecture numérique.
La maison d’édition lui proposait d’acquérir et d’utiliser sous forme de livres électroniques les manuels qu’elle édite notamment le livre en question.
La bibliothèque n’y ayant pas souscrit, l’éditeur cherche donc à interdire la numérisation de l’ouvrage par la bibliothèque et veut également faire interdire, à partir de la consultation numérique sur place, l’impression ou le stockage de l’ouvrage sur une clé USB pour l’exploitation extérieure des usagers.

La Cour de justice fédérale allemande a donc saisi le CJUE pour lui demander de préciser la portée et les contours des exceptions mises en oeuvre par la bibliothèque, exceptions prévues dans la directive de 2001 et que l’Allemagne, tout comme la France, a transposées dans sa législation.

Source des extraits cités ci-dessous : Communiqué de la CJUE en date du 11 septembre 2014

Réaffirmation de l’exception pour les bibliothèques

Dans son arrêt du 11 septembre, "la Cour déclare tout d’abord que, même si le titulaire de droits offre à une bibliothèque de conclure à des conditions adéquates des contrats de licence d’utilisation de son œuvre, la bibliothèque peut se prévaloir de l’exception prévue au profit des terminaux spécialisés, faute de quoi celle-ci ne pourrait pas réaliser sa mission fondamentale ni promouvoir l’intérêt public lié à la promotion des recherches et des études privées."

En d’autres termes, l’exception pour les bibliothèques joue pleinement, lorsque ses conditions de mise en œuvre sont réunies, même face à une offre numérique payante de l’éditeur (article 5 paragraphe 3, point n de la directive : "utilisation, par communication ou mise à disposition, à des fins de recherches ou d'études privées, au moyen de terminaux spécialisés, à des particuliers dans les locaux des établissements visés au paragraphe 2, point c) [voir ci-dessous], d'œuvres et autres objets protégés faisant partie de leur collection").

L’exception de consultation numérique sur place implique l’exception de numérisation

"La Cour juge ensuite que la directive ne s’oppose pas à ce que les États membres accordent aux bibliothèques le droit de numériser les œuvres de leur collection, lorsqu’il s’avère nécessaire, à des fins de recherches ou d’études privées, de mettre ces œuvres à la disposition des particuliers au moyen de terminaux spécialisés"

Il s’agit là de la combinaison de l’article cité ci-dessus et du même article 5, paragraphe 2 point c : "actes de reproduction spécifiques effectués par des bibliothèques accessibles au public, des établissements d'enseignement ou des musées ou par des archives").

Conserver toute sa substance à l’exception

"En effet, le droit des bibliothèques de communiquer, au moyen de terminaux spécialisés, les œuvres qu’elles détiennent dans leur collection risquerait d’être vidé d’une grande partie de sa substance voire de son effet utile, si elles ne disposaient pas d’un droit accessoire de numérisation des œuvres concernées."

Des limites quant à la réutilisation externe…

"En revanche, la Cour déclare que ce droit de communication dont les bibliothèques accessibles au public peuvent être investies ne saurait permettre aux particuliers d’imprimer les œuvres sur papier ni de les stocker sur une clé USB à partir de terminaux spécialisés. En effet, l’impression d’une œuvre sur papier et le stockage de celle-ci sur une clé USB sont des actes de reproduction, dans la mesure où ils visent à créer une nouvelle copie de la copie numérique mise à la disposition des particuliers. De tels actes de reproduction ne sont pas nécessaires à la communication de l’œuvre aux usagers au moyen de terminaux spécialisés et ne sont, dès lors, pas couverts par le droit de communication au moyen de terminaux spécialisés, d’autant plus qu’ils sont effectués par les particuliers et non par la bibliothèque elle-même."

… Sauf si une exception nationale le prévoit

"La Cour ajoute toutefois que les États membres peuvent, dans les limites et conditions fixées par la directive, prévoir une exception ou une limitation au droit exclusif de reproduction des titulaires de droits et permettre ainsi aux utilisateurs d’une bibliothèque d’imprimer les œuvres sur papier ou de les stocker sur une clé USB à partir des terminaux spécialisés. Pour cela, il faut notamment qu’une compensation équitable soit versée aux titulaires de droits."

Il s’agit là des exceptions visées à l’article 5 paragraphe 2 points a et b de la directive : copies papier ou assimilées ; copies sur tout support à usage privé d’une personne physique, moyennant une compensation équitable).

En synthèse...

L’exception pour les bibliothèques, insérée dans notre code de la propriété intellectuelle à l’article L122-5 8°) par la loi du 1er août 2006 a longtemps fait figure de monstre incompréhensible de par sa rédaction plus que maladroite. Une nouvelle rédaction, issue de la loi du 12 juin 2009, avait un peu levé certaines ambiguïtés du texte. L’arrêt de la CJUE maniant les concepts à la lumière d’une situation pratique, nous éclaire plus encore…

En clair donc, les bibliothèques accessibles au public, les musées ou les services d'archives disposent du droit de numériser des œuvres qui sont en leur possession :

  • À des fins de conservation ou destinées à préserver les conditions de sa consultation ;
  • Par des particuliers ;
  • À des fins de recherche ou d'études privées ;
  • Dans les locaux de l'établissement et sur des terminaux dédiés.

(article L.122-5 8° du code de la propriété intellectuelle, CPI)

Les usagers de ces terminaux de consultation peuvent imprimer ou télécharger ces œuvres à condition que soient réunies les critères requis pour l’exception d’usage privé du copiste :

  • Copies ou reproductions réalisées à partir d'une source licite ;
  • Strictement réservées à l'usage privé du copiste ;
  • Non destinées à une utilisation collective ;
  • Moyennant une compensation équitable.

(article L.122-5 2°) CPI)

On mesure ainsi beaucoup mieux l’espace de liberté qui est donné aux bibliothèques.

La compensation équitable

Quant à la "compensation équitable", elle est déjà effective en France de par le système institué par la loi du 3 juillet 1985 : la rémunération pour copie privée, assise sur les supports audio, vidéo et numériques vierges.

En savoir plus

Lire le communiqué complet de la CJUE en date du 11 septembre 2014 (pdf, 212 Ko) :
http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2014-09/cp140124fr.pdf

Voir le texte intégral de l’arrêt sur Eur-Lex :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:62013CJ0117

Voir la Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:32001L0029

Voir l’article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle sur Légifrance :
http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;?idSectionTA=LEGISCTA000006161637&cidTexte...

Didier FROCHOT