Quelles responsabilités pour les gestionnaires de plateformes Web 2.0 ?

Les blogs — intermédiaires entre les anciennes "pages perso" et les forums — fleurissent un peu partout dans le monde, permettant à chacun de s'exprimer, du simple citoyen passionné de pétanque à l'expert en énergie nucléaire en passant par le politicien en campagne et le professionnel féru (ou non) de son domaine. Les sites accueillant les photos de vacances comme celles de photographes professionnels, les vidéos de toutes natures — pas forcément postées par leurs auteurs — se multiplient. La plus grande plateforme de partage de photos au monde, Flickr, propriété de Yahoo, reçoit jusqu'à 2 millions de photos par jour (record enregistré en 2007). À ce rythme, les gestionnaires du site peuvent donc éprouver quelque difficulté à surveiller les contenus qu'ils "accueillent". Ce que la loi ne leur impose d'ailleurs pas. Se pose alors la question : qui est responsable en cas d'infraction au droit de l'information ou à la propriété intellectuelle ?

Notion de gestionnaire de plateforme

Les contentieux n'ont pas manqué de se nouer autour de ces questions et se multiplient en proportion de l'explosion du Web 2.0 lui-même.

Le Web 2.0 superstar

Autour du concept Web 2.0 de l'internaute au centre du réseau, se sont développés des outils et des lieux de partage et de collaboration rendant le Web – dit-on – plus démocratique ; plus interactif, sans nul doute… On peut citer toute une gamme d'applications.
Il y a la plateforme stricto sensu qui consiste pour son producteur à créer une coquille technique vide que les internautes vont se charger de remplir avec leurs contributions. Sans l'intervention des internautes, ces plateformes ne seraient rien et les producteurs de tels outils font en quelque sorte du chiffre d'affaires (par le biais d'annonces publicitaires) à partir de contributions bénévoles. Parmi ces outils, il faut citer Flickr, Dailymotion, Youtube, mais aussi les Wikis en tous genres et les sites d'enchères en ligne.
Très proches sont les plateformes de blogs tels que Haut et Fort, Blogger, Typepad… qui permettent à des internautes de créer leur propre blog à partir d'un CMS (content management system – système de gestion de contenu) mis à leur disposition et paramétrable à leur guise.

Un rôle à mi-chemin entre l'hébergeur et l'éditeur de site

Le rôle des gestionnaires de telles plateformes est, à l'évidence, à mi-chemin entre le simple hébergeur et l'éditeur de site. C'est pourquoi les juristes cherchent un terme générique permettant d'englober ces situations. Les termes de gestionnaires de plateformes, de prestataires de services Web 2.0, de sites communautaires, reviennent sous leur plume (voir notre brève sur l'émergence de ce concept du 6 janvier 2008). Nous nous fixerons ici sur l'expression de gestionnaire de plateforme qui a le mérite de suggérer qu'il ne s'agit ni d'un gestionnaire de site (considéré comme "éditeur" du site au sens de la loi sur la confiance dans l'économie numérique – LCEN ou LEN), ni d'un loueur d'espace disque vierge (hébergeur visé par l'article 6-I-2 de la même loi).
Un hébergeur de sites se contente de fournir des espaces disque sur lesquels sont hébergés les données du site de l'hébergé, lequel gère entièrement celui-ci. L'hébergeur n'est donc qu'un loueur d'espace numérique.
L'éditeur du site, à l'inverse, aménage comme il l'entend l'espace qui lui est imparti sur les serveurs de l'hébergeur. Il choisit lui-même ses propres outils, le cas échéant les CMS qu'il s'est procurés ou a développés et administre ses données comme il l'entend.
Le gestionnaire de plateforme est à mi-chemin, en ce qu'il met à disposition plus qu'un espace disque vierge, mais aussi des outils de gestion de contenu. Selon les degrés d'implication, seules les données sont fournies par "l'accueilli" (on n'ose pas dire l'hébergé) et dans certains cas, des paramètres de présentation peuvent être maîtrisés par l'internaute (plateformes de blogs, notamment).

État du droit actuel

La quasi-totalité du régime de responsabilité éditoriale des services de communication au public en ligne (entendons le Web, mais aussi ce qui reste de Télétel) réside dans le long article 6 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l'économie numérique (LCEN). Celui-ci renvoie expressément, pour certaines règles communes, aux régimes de responsabilité éditoriale de la presse et de l'audiovisuel. Ainsi coexistent en France trois régimes de responsabilité éditoriale des médias :

  • presse papier (loi du 29 juillet 1881, régulièrement mise à jour) ;
  • audiovisuel (loi du 30 septembre 1986, elle aussi souvent révisée) ;
  • communication au public en ligne (LCEN).

La LCEN distingue trois principaux acteurs responsables sur le réseau :

  • Le fournisseur d'accès internet (FAI – art. 6-I-1) qui ne nous intéresse pas ici ;
  • L'hébergeur, non responsable des contenus qu'il héberge, sauf s'il acquiert la connaissance du caractère illicite de ceux-ci et qu'il n'agit pas promptement pour les retirer ou en interdire l'accès (art. 6-I-2) ;
  • L'éditeur de service (art.6-III), classiquement responsable des contenus qu'il choisit de mettre en ligne ; rappelons à cet égard que c'est le directeur de la publication (représentant légal de l'éditeur) qui est pénalement responsable des éventuels propos litigieux diffusés sur un site (art. 93-2 et 93-3 loi du 29 juillet 1982).

C'est donc armés de cet arsenal que les juges vont chercher des solutions pour des questions dont le législateur de 2004 n'avait pas soupçonné l'ampleur.

La jurisprudence à la recherche de justes qualifications

À l'évidence, la jurisprudence cherche à tâtons les solutions les plus équitables au vu du droit actuel et des intérêts de chaque cas, qualifiant les gestionnaires de plateforme ou de sites communautaires d'hébergeurs, d'hébergeurs responsables, ou d'éditeur.

Hébergeurs non responsables

C'est la solution retenue dans plusieurs affaires, notamment pour une plateforme de vente en ligne telle que eBay dont la responsabilité pour escroquerie n'a pas été retenue, le vendeur coupable d'escroquerie n'étant pas son prestataire (Tribunal d'instance de Grenoble 1er février 2007) ou encore pour des propos tenus sur un forum modéré a posteriori (Cour d'appel de Versailles, 12 décembre 2007). C'est aussi le sens de l'ordonnance de référé rendue en faveur de l'encyclopédie en ligne Wikipédia (TGI Paris, 29 octobre 2007).

Hébergeurs mais responsables

Certains juges semblent créer de toutes pièces une responsabilité alourdie de l'hébergeur.
La responsabilité de Google Vidéo a ainsi été retenue pour la réapparition d'un contenu qu'ils avaient déjà retiré à première demande des titulaires de droits. Les juges ont reproché à l'hébergeur de n'avoir pas mis en œuvre "tous les moyens nécessaires en vue d'éviter une nouvelle diffusion" (TGI Paris 19 octobre 2007 — Zadig Productions / Google Inc.), ce qui va au-delà de l'obligation légale d'un hébergeur.
Dans le même sens, la responsabilité de Google France a de nouveau été retenue : "Dès l’instant qu’un titulaire de droits a signalé un contenu illicite dans une zone de stockage déterminée (URL) à un hébergeur, ce dernier se trouve dans l’obligation de surveiller toute nouvelle apparition de ce contenu, dans n’importe quelle zone de stockage." (Trib. Com. Paris, 20 février 2008 — Flach Film / Google France).
Ajoutons que Google, bien que simple hébergeur, a été condamné pour n'avoir pas agi promptement à première notification d'un contenu illicite et avoir attendu l'injonction du tribunal pour retirer ce contenu (Paris, 12 décembre 2007 — Google inc. / Benetton), ce qui est l'application pure et simple de la loi. La jurisprudence a du reste récemment considéré qu'agir promptement, c'est agir dans la journée (TGI Toulouse, référé, 13 mars 2008 — M. K. / Soc. Amen).

Responsabilité alourdie des hébergeurs

Choqués par l'irresponsabilité des gestionnaires de sites communautaires qui malgré tout en retirent des bénéfices, les juges ont parfois cherché à innover : tout en retenant la qualité d'hébergeur, ils retiennent une certaine responsabilité, parfois en outrepassant la loi.
Une série de décisions prend ainsi appui sur la rentabilité du modèle économique pour alourdir la responsabilité de l'hébergeur, soit ex-nihilo, soit en recourant à la qualification conjointe d'éditeur.
Dailymotion s'est ainsi vu condamné, en dépit de sa qualité non contestée d'hébergeur, mais pour avoir mis à disposition des internautes un modèle économique qui lui-même incite les internautes à publier illicitement des vidéos (TGI Paris, 13 juillet 2007).
Ce même raisonnement économique a donc conduit les juges à retenir conjointement la qualification d'hébergeur et celle d'éditeur.

Hébergeurs et éditeurs

Tiscali, hébergeur de pages personnelles se voit également qualifié d'éditeur de celles-ci au motif  "qu’elle propose aux annonceurs de mettre en place des espaces publicitaires payants directement sur les pages personnelles" (Paris, 7 juin 2006 — Tiscali / Dargaud).
Dans le même sens économique, Myspace est considéré comme éditeur dès lors qu'il impose un format de page aux internautes et publie sur celles-ci de la publicité rentabilisant le site (TGI Paris, référé, 22 juin 2007).
Sans retenir la rentabilisation du site, le juges ont encore retenu la qualification d'éditeur d'un site diffusant des articles signalés par les internautes dès lors que ce site "opère un choix éditorial, de même qu’en agençant différentes rubriques telle que celle intitulée “People” et en titrant en gros caractères "K. M. et Olivier M. toujours amoureux, ensemble à Paris”, décidant seule des modalités d’organisation et de présentation du site" (TGI Paris, référé, 26 mars 2008 — Olivier M.  / Fuzz.fr).

Une réplique technique

Face aux attaques dont ils étaient l'objet — pas seulement en France —, les sites de partage vidéo Dailymotion et Youtube ont annoncé qu'ils mettaient en œuvre un filtrage des vidéos dans la mesure où celle-ci seraient tatouées électroniquement par les titulaires de droits (voir notre brève sur le sujet le 27 août 2007).

Une législation attendue

Les députés Jean Dionis du Séjour et Corinne Erhel ont déposé, le 23 janvier 2008, leur rapport d'évaluation sur la mise en application de la LCEN. Parmi les critiques, ce texte se penche sur le statut de l'hébergeur et conseille de faire évoluer la loi pour prendre en compte l'évolution des hébergeurs, notamment pour les "sites collaboratifs" (proposition n°1). En vue d'une révision de la LCEN, les ministres chargés de ces questions ont ouvert, entre le 23 juin et le 18 juillet 2008, une consultation publique dont les contributions doivent être mises en ligne sur le site de la DGE (Direction générale des entreprises). On peut donc s'attendre à moyen terme à une évolution de la loi quant à un nouveau statut ou un nouveau régime de responsabilité des gestionnaires de plateformes.

Pour conclure

La jurisprudence tente au mieux de colmater les brèches d'une législation dont le rôle n'est pas d'anticiper mais de sécuriser des situations stables. Dans un contexte de technologie évoluant à une vitesse vertigineuse, il est inévitable que les juges doivent ainsi amortir le choc des évolutions. Une chose est certaine : les gestionnaires de plateformes, dont le rôle est hétérogène (les wikis, les hébergeurs de blogs et les plateformes vidéo ont des rôles distincts) sont plus que de simples hébergeurs et il faudra trouver tôt ou tard une ou plusieurs solutions qui encadrent juridiquement la diversité de leurs rôles.

À retenir

La loi ne reconnaît que les hébergeurs, responsables dans la limite de leur connaissance du caractère illicite des contenus hébergés, et les éditeurs de services, responsables des contenus. Une catégorie intermédiaire d'acteurs émerge : les gestionnaires de plateformes, offrant des services permettant aux internautes de publier des contenus. La jurisprudence leur reconnait selon les cas la qualité d'hébergeur non responsables a priori, d'hébergeurs responsables pour diverses raisons, ou d'hébergeurs à la fois éditeurs de services responsables des contenus. La révision de la LCEN pourrait clarifier les choses et créer un régime satisfaisant pour cette catégorie d'acteurs intermédiaires.

Didier Frochot — février 2010

Didier FROCHOT