La loi sur la numérisation des livres indisponibles devant la CJUE

Le législateur français a élaboré, en 2012, une loi "relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle". Cette loi du 1er mars 2012, constitue une atteinte au principe de la propriété de l'auteur dans des proportions impressionnantes, au point que nous nous sommes déclaré profondément hostile à la proposition de loi dès qu'elle a été déposée par un sénateur en 2011 (notre actualité du 9 novembre 2011).

Une dépossession des auteurs sans leur accord

Le système imaginé par les éditeurs était de passer outre l'accord des auteurs dans la mesure où il était impossible de les retrouver pour décider de numériser des œuvres du XXème siècle, c'est-à-dire des œuvres encore protégées, afin d'en assurer, nous disait-on, le meilleur rayonnement, mais bien sûr d'en retirer le meilleur bénéfice... Là où le système est attentatoire à la propriété littéraire, et même à la propriété tout court, c'est que la loi prévoit qu'on puisse se passer de l'accord de l'auteur.

Le registre ReLire

Pour ne pas paraître trop rapaces, les promoteurs de la loi ont prévu la tenue d'un registre des auteurs susceptibles d'être numérisés au titre de cette loi, le registre ReLire. Si les auteurs ne se font pas connaître pour s'y opposer dans les 6 mois de l'inscription de leur nom dans ce registre, ils sont censés avoir accepté et il suffit de l'accord d'une société d'auteurs pour rééditer leurs œuvres.

Une certaine hypocrisie législative

Nul ne s'est inquiété, en haut lieu, de savoir si la plupart des auteurs du XXème siècle, souvent âgés, seraient à même d'être informés de la publication d'une telle liste, et de penser à la consulter régulièrement. C'est aussi sur cette hypocrisie de la loi que nous nous étions élevé.
Une fois l'œuvre numérisée et commercialisée, il est prévu de rémunérer les auteurs qui viendraient à se faire connaître, à supposer qu'ils aient eu connaissance de cette réédition…

Des auteurs pas d'accord

Or il se trouve que ce système a depuis été contesté. Le décret d'application de la loi, en date du 27 février 2013, a fait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'État à l'initiative de deux auteurs peu enclins à se voir dépossédés de tous leurs droits, y compris celui de  refuser d'être réédités.

La question préjudicielle du Conseil d'État à la CJUE

Dans leur décision du 6 mai 2015, les magistrats du Conseil ont décidé de surseoir à statuer "jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur la question" posée par le Conseil de savoir si la réglementation française était conforme aux directives européennes sur le droit d'auteur, en prévoyant notamment que l'accord puisse être donné par une société d'auteur, ainsi investie des droits de l'auteur par on ne sait quel tour de passe-passe.

Les conclusions de l'avocat général Wathelet

C'est donc tout récemment qu'une nouvelle étape de procédure a été franchie. L'avocat général devant le CJUE a en effet rendu ses conclusions le 7 juillet dernier. Celles-ci, longuement et scrupuleusement argumentées, à l'anglo-saxonne, sont particulièrement claires.

Voici le paragraphe conclusif intégral, très concis, au regard de la taille du texte d'ensemble des conclusions de l'avocat général Melchior Wathelet  :

"L’article 2, sous a), et l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information s’oppose à ce qu’une réglementation, telle que celle qui a été instituée par les articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle, confie à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique de « livres indisponibles », même si elle permet aux auteurs ou aux ayants droit de ces livres de s’y opposer ou de mettre fin à cet exercice, à certaines conditions qu’elle définit."

Ainsi prime selon ce magistrat, le principe d'accord de l'auteur, pour toute exploitation ou non-exploitation de son œuvre, autrement nommé en droit d'auteur français monopole de l'auteur.

Une intéressante décision à venir

Si la Cour de justice suit les conclusion de l'avocat général, ce qu'elle fait le plus souvent, la décision sera lourde de conséquences pour bien d'autres aspects du droit d'auteur dans notre actuel Code de la propriété intellectuelle qui bafouent allègrement le monopole de l'auteur. Nous y reviendrons en son temps.

En savoir plus

La loi n°2012-287 du 1er mars 2012 relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle et modifiant le Code de la propriété intellectuelle sur Légirance :
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000025422700&categorieLien=id

La décision du Conseil d'État du 6 mai 2015 :
https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000030681311

La question posée par le Conseil d'État à la CJUE sur le site de la Cour (Curia) le 19 juin 2015 :
http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=166602&pageIndex=0&doclang=FR

Les conclusions de l'avocat général devant la CJUE du 7 juillet 2016 sur EUR-Lex :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:62015CC0301

Nos autres actualités sur cette loi du 12 mars 2012 et son décret d'application :

Didier FROCHOT