E-réputation – anonymisation ou non : un paradoxe médiatique

Nous avions déjà évoqué cette question voici un an (notre actualité du 2 novembre 2011), mais nous continuons à penser qu’il existe une certaine schizophrénie sur Internet, qui rejaillit gravement sur l'e-réputation des personnes (également nommée web-réputation, cyber-réputation ou encore réputation numérique).

Les deux faces de l’information

L’information réglementée pour protéger le citoyen

D’une part, nous disposons de la recommandation de la CNIL, en date du 22 novembre 2001, en matière de publication des décisions de justice sur Internet, invitant à anonymiser celles-ci.

Cette recommandation n’est pas destinée uniquement à Légifrance comme on le lit parfois, pas plus qu’elle n’est destinée à masquer partout les noms des parties. Par exemple, les revues juridiques au format papier continuent de mentionner les noms des parties, le Dalloz (naguère Recueil Dalloz) une des plus grandes et plus anciennes revues juridiques généralistes, publiant toujours une très utile table annuelle par le nom des parties.

La portée de la recommandation de la CNIL s’étend donc très logiquement à tout l’Internet et rien qu’à l’Internet.
Très logiquement : c’est en effet parfaitement conforme à l’esprit de la loi Informatique, fichiers et libertés, comme de toutes les lois similaires dans le monde : celles-ci posent des limites à la puissance de traitement de l’informatique qui permet des recoupements puissants, rapides et par là même intrusifs quant à la vie privée des personnes physiques — des citoyens si l’on préfère.

La loi Informatique, fichiers et libertés applicable sur Internet

Précisons, pour couper court à l’étonnement de certains juristes mal informés qu’il nous est arrivé de croiser, que la loi Informatique, fichier et libertés s’applique à tout traitement de données à caractère personnel, quel qu’en soit le support.
L’article 2 alinéa 3 de la loi modifiée en 2004 inclut dans l’énumération indicative de ce que la loi désigne sous le terme de traitement la "diffusion ou toute autre forme de mise à disposition".
Pour mettre les points sur les « i », la CNIL a pris la peine d'émettre une délibération qui confirme l’applicabilité de la loi à l’Internet, le 22 novembre 2005, précisant que "La diffusion ou la collecte d'une donnée à caractère personnel à partir d'un site web constitue un traitement automatisé de données à caractère personnel soumis aux dispositions de la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 modifiée".

La puissance de traitement des moteurs de recherche

Or, quelle plus belle illustration de la puissance de traitement et de recoupement de l’informatique que la recherche du nom et du prénom d’une personne sur un moteur de recherche ?
En 1978, la loi avait été créée pour juguler les tentations de recoupements de données intrusifs des pouvoirs qui nous dirigent. Mais aujourd’hui, la puissance des moteurs de recherche est infiniment plus redoutablement efficace que des recoupements de fichiers de contribuables et de bénéficiaires d’aides sociales pour traquer une fraude qui coûte à la collectivité. Ici, toute personne peut s’amuser à recouper des informtaions — on dit même googliser — sur son voisin pour essayer de tout savoir sur lui.

Des informations dites d’archive qui nuisent au citoyen

La où le paradoxe confine à la schizophrénie, c’est précisément que, au nom d’une certaine liberté de la presse, on maintient en ligne tout propos qui rendrait compte d’un procès en désignant nommément la personne poursuivie. Et tous ces comptes rendus demeurent indéfiniment sur le Net.
Lorsque les articles passent en archives payantes, cela limite partiellement leur nuisance : le moteur de recherche continuant de référencer l’article, il demeure visible dans les pages de résultats et des extraits, parfois plus nocifs que le texte complet, continuent d’apparaître.

Un hiatus incompréhensible

En d’autres termes, il est théoriquement impossible de savoir qui a été condamné puisque la décision de justice est devenue anonyme, mais comme la plupart des comptes rendus de presse restent disponibles en ligne, on le sait quand même ! Ce qui rend donc largement inefficace l'anonymisation même des décisions...

Nous avions parlé de double peine dans notre actualité du 2 novembre 2011, c’est effectivement ainsi que le vivent les personnes qui sont victimes de la persistance d'une mémoire indiscrète de leurs faits et gestes : quand bien même elles auraient payé leur tribu à la société par une condamnation purgée, le système d’information sur le Net continue de leur infliger une flétrissure médiatique, proche du marquage au fer rouge qu’on pratiquait en des temps moins doux.

Le cas des innocents

C’est bien sûr encore plus intolérable lorsque les personnes sont parfaitement innocentes et ont été inquiétées à tort. Dans ce cas, les médias s'étant fait l’écho sur le moment — parfois complaisamment et au mépris de la présomption d'innocence — des turpitudes supposées des personnes poursuivies, et ces propos restant indéfiniment en ligne, ce sont les médias eux-mêmes qui, en dehors de toute autorité judiciaire et au mépris de l’innocence des personnes, appliquent la flétrissure médiatique, et ce sans aucun fondement juridique.

En pur droit…

En pur droit, il  nous semble bien qu’il y ait contradiction entre la pratique des médias en ligne et l’esprit de la loi dont le but est de juguler les nuisances de la puissance de traitement de l’informatique, et partant de l’Internet. En d'autres termes la loi semble bafouée tous les jours.

Bien sûr, il serait facile de montrer du doigt les moteurs de recherche, auxquels "on" reproche déjà de faire des bénéfices sur le dos des organes de presse. Mais il faut rester lucide et pragmatique : lorsque la CNIL a émis sa recommandation sur l’anonymisation des décisions de justice sur Internet, c’est qu’elle avait parfaitement conscience des dégâts que pouvaient faire la puissance des moteurs de recherche. Elle ne les a pas attaqués ni mis hors-la-loi, elle a tenu compte de cette nouvelle réalité. En oubliant cependant d'imaginer les nuisances que causeraient l'omniprésence et la gratuité d'accès des médias en ligne.

Autorégulation, intervention de la CNIL ou loi ?

Ne serait-il pas possible d’envisager que les organes de presse anonymisent, au bout des quelques mois ou d'un an, les articles qui sont encore référencés et accessibles via leurs bases d’archives gratuites ?
À défaut d’autodiscipline, faudra-t-il que la CNIL prenne position sur cette épineuse question de société, où que le législateur intervienne ?

Nous rencontrons régulièrement, parmi nos clients, des personnes ainsi traumatisées par cette marque infamante que les médias leur imposent sans aucune raison. Et nous ne souhaitons à personne de vivre cette flétrissure médiatique qui souvent démolit une personnalité qui dispose, comme tout un chacun, d'un droit à l’oubli.

En savoir plus

Voir l'article 2 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 modifiée, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, sur Légifrance.

Recommandation sur l’anonymisation des décisions de justice :
Délibération n° 01-057 du 29 novembre 2001 portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données de jurisprudence :
http://www.cnil.fr/en-savoir-plus/deliberations/deliberation/delib/17/

Délibération rappelant l’application de la loi Informatique, fichiers et libertés à l’Internet :
Délibération n° 2005-285 du 22 novembre 2005 portant recommandation sur la mise en œuvre par des particuliers de sites web diffusant ou collectant des données à caractère personnel dans le cadre d'une activité exclusivement personnelle :
http://www.cnil.fr/en-savoir-plus/deliberations/deliberation/delib/88/

Voir nos actualités sur le droit à l’oubli numérique :

  • Vous avez dit Droit à l'oubli numérique ? : 3 décembre 2009
  • Nathalie Kosciusko-Morizet lance le site "prospective numérique" : 16 avril 2010
  • Future charte des bonnes pratiques pour le droit à l'oubli : 20 mai 2010
  • Entretien avec Nathalie Kosciusko-Morizet : 26 juillet 2010
  • E-réputation : charte du droit à l'oubli numérique, gage d'une meilleure e-réputation : 27 octobre 2010

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Didier FROCHOT