Le droit d'auteur des journalistes

Depuis les lois fondatrices de 1791 et 1793, le droit d’auteur à la française a parcouru bien du chemin, pas forcément au bénéfice de l’auteur, malgré les pétitions de principe sans cesse réitérées.

Où est l’heureux temps où Le Chapelier, rapporteur de la loi de 1791, s’exclamait à la tribune de la Convention : « la plus sacrée et la plus personnelle de toutes les propriétés est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain » ?

Conçue à la suite de quelques arrêts du Conseil du Roi et sur le modèle britannique, contre le privilège du libraire, la propriété de l’auteur sur son œuvre, affirmée par le législateur révolutionnaire, est peu à peu battue en brèche de manière insidieuse depuis lors.

Le législateur français vient ainsi de commettre un nouveau méfait contre le droit de propriété de l’auteur sur son œuvre : les journalistes sont dépossédés de la totalité de leurs droits d’exploitation sur leurs écrits.

Rappelons que la propriété est un des droits de l’homme – « inviolable et sacré », aux termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (art.17), de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe du 4 novembre 1950 (Protocole 1 art. 1) interdisant aussi l’abus de droit (art.17) et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU du 10 décembre 1948 (art.17) qui protège aussi directement le droit d’auteur (art.27). Toute atteinte à ce droit est donc inconstitutionnelle et peut relever de la Cour européenne des Droits de l’homme.

Les principes du droit d’auteur

La loi du 11 mars 1957, fondement du droit d’auteur, consacre et transpose près d’un siècle de jurisprudence. Codifiée en 1992 dans le Code de la propriété intellectuelle, cette loi rappelle que l’auteur, créateur de son œuvre, reste titulaire de ses droits moraux (respect de son nom et de son œuvre) et de ses droits d’exploitation (autoriser la représentation, la reproduction, la traduction, etc. de son œuvre) et ce, même en présence d’un contrat de travail ou en situation de fonctionnaire (art. L.111-1 al.3 du code).

Les pouvoirs publics ont profité de la loi DADVSI du 1er août 2006 pour réaménager le régime de droit d’auteur des agents publics d’une manière satisfaisante et respectueuse de la propriété intellectuelle (voir Archimag n°192, mars 2006).

Quant aux salariés du privé, les pouvoirs publics n’ont pas bougé alors qu’ils auraient pu calquer la solution retenue pour les agents publics.

Les premières atteintes à la propriété des auteurs

La loi du 3 juillet 1985 va introduire une grossière exception au principe de propriété de l’auteur pour les logiciels : tous les droits d’auteur du créateur de logiciel salarié sont dévolus à son employeur. C’était impossible puisque les droits moraux sont inaliénables. Une réforme de ce texte en 1994 corrigera cette hérésie législative en limitant ce transfert à la totalité des droits d’exploitation des salariés auteurs de logiciels (art. L.113-9 du code), ce qui reste exorbitant.

L’affaire du Figaro

La direction du Figaro ayant décidé de publier les archives numériques du journal chez un agrégateur de presse, le syndicat des journalistes du Figaro assigne la direction en justice au motif que les auteurs n’ont pas donné leur accord pour cette exploitation. Ils obtiendront gain de cause : le salaire versé à chaque journaliste ne rémunérait que la publication de leur article dans l’exemplaire papier du journal (Cour d’appel de Paris, 10 mai 2000 — c’est sur ce modèle que sera aménagé le droit d’auteur des agents publics).

Des contentieux similaires vont avoir lieu, notamment lors de la création des sites des organes de presse. Les directions des journaux vont donc passer des accords collectifs aux termes desquels, moyennant une prime supplémentaire, les journalistes cèdent leurs droits d’exploitation sur les sites web de leurs journaux, et dans les bases d’archives.

Échec au commerce des panoramas de presse

Cette solution ne satisfaisait visiblement pas les patrons de presse. Nous avons dénoncé sur ce site ("Rémunération de l'auteur : le modèle économique de l'édition dépassé ?", voir ci-dessous) le modèle économique inéquitable de la vente d’articles de presse en ligne, à un prix le plus souvent dissuasif et au seul profit des éditeurs de presse. Cette pratique pouvait à tout moment être attaquée en justice par les journalistes : s’ils ont bien cédé un droit d’exploiter leurs articles dans des bases de presse, ils n’ont pas tous autorisé leur reprise dans des intranets privés pour confectionner des panoramas de presse. Dès lors, les agrégateurs de presse et le CFC mandataire de certains titres pour le numérique (et non, comme ils le font croire, en tant qu’organisme officiellement agréé) voient leurs positions fragilisées et sont à la merci d’un contentieux qui ferait s’effondrer tout le système.

Main basse sur le droit d’auteur ?

Ainsi s’explique la disposition glissée dans la loi Hadopi 1, promulguée le 12 juin dernier. Le législateur a profité de l’empoignade médiatique sur la Hadopi pour faire passer ce dispositif en catimini.

Curieusement, les journalistes ont très peu bougé. Apparemment, seul le Syndicat national des journalistes CGT a publié un communiqué sous le titre « Albanel et Kert aux ordres des patrons de presse » le 6 avril 2009. C’est seulement le 22 septembre dernier qu’un journaliste est monté au créneau sur le site du Nouvel Observateur, s’inquiétant de « L’avenir des journalistes menacé ». Les commentaires postés autour de cet article sont tristement éloquents : « On se réveille après la bataille ? » ; « Si les journalistes avaient lu le projet de loi au lieu de relayer les communiqués, on n’en serait pas là » ; « L’arroseur arrosé »…

Le nouveau dispositif

La loi n°2009-669 du 12 juin 2009 a principalement ajouté une section « Droit d’exploitation des œuvres des journalistes » au chapitre 2 « Dispositions particulières à certains contrats » du titre III « Exploitation des droits » du livre 1er « Le droit d’auteur » du code de la propriété intellectuelle.

Une dépossession complète de ses œuvres…

Cette section prévoit que « la convention liant un journaliste professionnel ou assimilé (…) et l'employeur emporte, sauf stipulation contraire, cession à titre exclusif à l'employeur des droits d'exploitation des œuvres du journaliste réalisées dans le cadre de ce titre, qu'elles soient ou non publiées » (art. L.132-36). On le voit, le journaliste est totalement dépossédé de sa création puisque son employeur détient l’exclusivité des droits d’exploitation sur ses œuvres, publiées ou non. Toutefois la mention « sauf stipulation contraire » permet de déroger à ces dispositions par contrat entre un journaliste et son employeur. Mais hormis quelques journalistes vedettes, quel salarié pourra ainsi dicter ses conditions à un patron de presse ?

… seulement compensée par le salaire du journaliste

Le code prévoit encore que « L'exploitation de l'œuvre du journaliste sur différents supports, dans le cadre du titre de presse (…), a pour seule contrepartie le salaire, pendant une période fixée par un accord d'entreprise ou, à défaut, par tout autre accord collectif » (art. L.132-37). Espérons seulement que les accords d’entreprise ou autres prévoiront une hausse substantielle du salaire des journalistes, souvent outrancièrement bas, au motif que les journalistes peuvent obtenir un abattement de 30 % sur leurs impôts.

La primauté des accords collectifs

La période pendant laquelle le journaliste est dépossédé de son droit d’exploitation dépendra donc, elle aussi, d’accords collectifs. Au-delà, les journalistes pourront toucher « une rémunération sous forme de droits d’auteurs ».

Les autres cas d’exploitation

Le dispositif aménage également les autres cas de figure : exploitation de l’œuvre du journaliste au sein d’un autre titre du groupe de presse, ou hors de celui-ci.

Périmètre de la dépossession

La loi définit précisément la notion cruciale de « titre de presse ». Il s’agit bien sûr de la publication papier, de toutes les déclinaisons du titre (exemple : Le Figaro, Le Figaro Magazine…) et des publications web des titres, y compris les blogs maison que certains journalistes tiennent. Lorsque les blogs indépendants se sont développés à l’initiative des journalistes américains, au moment de la 2ème Guerre du Golfe, les organes de presse ont fort obligeamment offert des blogs maison qui empêchaient ainsi les journalistes d’être tentés d’écrire plus librement. Le piège se referme donc de manière complète : non seulement ces blogs ne peuvent échapper à la ligne éditoriale des journaux, mais la propriété intellectuelle leur appartient également. Notons que la presse audiovisuelle est expressément exclue du dispositif (art. L.132-35 al 1er).

À retenir

La loi du 12 juin 2009 dépossède les journalistes de tous leurs droits d’exploitation sur leurs œuvres, sans rémunération supplémentaire, ceci en totale contradiction avec les principes du droit d’auteur à la française et au mépris du droit de propriété qui est un des droits de l’homme.

|cc| Didier Frochot — 2009 — mai 2012

En savoir plus

Sur notre site :

Notre actualité du 12 mai 2010 "Rémunération de l'auteur : le modèle économique de l'édition dépassé ?"

Notre actualité du 17 mars 2008 "Producteurs d'artichauts, auteurs : même combat !"

Sur le plan plus général des droits d'auteur des salariés et agents publics, lire :

Textes de fond :

Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, annexée au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 : art.17 :
www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789.5076.html

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe, 4 novembre 1950 : Protocole 1 art. 1er et art. 17 :
http://conventions.coe.int/treaty/fr/treaties/html/009.htm (art. 1er)
http://conventions.coe.int/treaty/fr/treaties/html/005.htm (art. 17)

Déclaration universelle des Droits de l’homme de l’ONU, art. 17 et art. 27:
www.un.org/fr/documents/udhr/#a17 (art. 17)
www.un.org/fr/documents/udhr/#a27 (art. 27)

Du côté des journalistes :

Communiqué du SNJ-CGT :
www.acrimed.org/article3117.html

Article de Boris Manenti sur le site du Nouvel Obs, 22 septembre 2009 : « Hadopi : L’avenir des journalistes menacé ? » :
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/medias/presse/20090922.OBS2093/hadopi__lavenir_des_journalistes_menace_.html

Didier FROCHOT