Le droit d'auteur des agents publics

Une réforme peut en cacher une autre

L’agitation du débat sur la loi DADVSI, en 2006, a masqué le titre II de la même loi : le droit d'auteur des agents publics. Le Gouvernement avait présenté ce projet comme un renforcement du droit d’auteur des agents publics, ce qui est une pure illusion d’optique.
Cette question, sur laquelle l’Administration campe sur des faux semblants depuis 1972, non sans une certaine myopie, mérite précision. 

Les grands principes du droit d'auteur

L’article  L.111-1 du code de la propriété intellectuelle pose le principe de la propriété de l’auteur personne physique sur son œuvre (al.1er), et ce, même dans le cadre d’une relation de travail ou de prestation de service (al.3). Cet alinéa est aujourd'hui aménagé pour les agents publics.

L'auteur, même salarié, reste propriétaire de son œuvre

Aucune relation de subordination ne dessaisit donc l’auteur personne physique de tout ou partie de son droit d’auteur au profit de l’employeur ou du donneur d’ordre.

Deux exceptions discutables

La loi de 1985, révisée en 1994, a créé une première exception pour les logiciels : leurs droits d’exploitation sont intégralement dévolus à l’employeur, à condition qu’ils aient été créés par l’employé dans l’exercice de ses fonctions ou sur instructions de son employeur (art. L.113-9).


Plus récemment, la loi du 12 juin 2009 (HADOPI 1) prévoit que les droits d’exploitations sur les œuvres des journalistes professionnels sont cédés à titre exclusif à leur employeur (voir article sur le sujet in Archimag n°229, novembre 2009).

Des clauses contractuelles ?

Pour contourner cette difficulté, on pourrait croire qu’il suffit d’insérer une clause dans le contrat de travail prévoyant que le salarié cède à son employeur ses droits d’auteur sur les œuvres créées pendant la durée du contrat.
Mais ces clauses seraient nulles : l'art. L.131-1 interdit la cession globale des œuvres futures. C’est un vrai casse-tête à gérer dans les contrats privés.
Et aucune clause statutaire de ce type n’était de toute façon prévue dans la fonction publique : les auteurs agents publics restaient donc propriétaires de leurs œuvres, quelles que soient leurs fonctions ou les instructions reçues.

L'avis OFRATEME

En novembre 1972, à la demande de l’OFRATEME, office chargé de télé-enseignement, le Conseil d’État a rendu un avis dont les administrations se sont saisies un peu aveuglément.
Pour le Conseil, le fonctionnaire possède des droits limités du fait de sa mission dédiée au service public – principe très discutable. Il constate que le principe de propriété de l’auteur de la loi de 1957 (codifiée en 1992) n’apporte pas de dérogation au droit limité de l’agent public. Le Conseil assigne donc au fonctionnaire, une sorte de statut de sous-citoyen, aux droits forcément réduits (notamment sa propriété intellectuelle, par ailleurs reconnue sans « aucune dérogation » pour le commun des mortels…)
Le Conseil constate en outre que, l’Office présidant à la direction et à la coordination des émissions pédagogiques réalisées par ses agents, il s’agit d’œuvres collectives. Il en déduit que l’Office est propriétaire des droits et que les agents en sont dépossédés, dans la mesure où ils ont créé leur œuvre dans l’exercice de leur mission de service public.
Ce raisonnement est erroné : si la loi reconnaît un droit au propriétaire de l’œuvre collective sur l’ensemble réalisé, elle ne nie pas la propriété individuelle de chaque collaborateur sur sa contribution. L’affaire du Figaro est venue récemment confirmer cette analyse : l’œuvre collective est ce bloc (le journal par exemple) protégé à l’égard des tiers, mais il n’annule en rien la qualification individuelle d’œuvre protégée pour chacune des contributions le constituant.
Cet avis fut longtemps considéré comme parole d’évangile dans l’Administration.

La jurisprudence judiciaire

Il ne s'agit que d'un avis du Conseil d’État qui ne fait donc pas autorité. Les tribunaux judiciaires l’ont bien compris en continuant à condamner l’État ou les collectivités locales qui auraient des velléités d’emprunter abusivement les œuvres de leurs agents auteurs.
L’affaire Roland Barthes (TGI Paris 1ère chambre, 20/11/91) fait notamment apparaître que la « production orale du professeur ne saurait revêtir un caractère administratif du seul fait qu'elle est assurée dans le cadre d'un enseignement public ».
Plus récemment, dans le domaine du droit d’artistes-interprètes agents publics, la Cour de cassation a sanctionné l’usage d’un enregistrement de l’orchestre du Capitole de Toulouse pour les besoins d’une publicité du syndicat des transports de l’agglomération, sans accord des membres de l’orchestre, tous fonctionnaires. Elle rappelle à cette occasion le principe de non dérogation des droits d'auteur et droits voisins du fait de la qualité de fonctionnaire (Civ. 1ère – 1er mars 2005).

L'avis du CSPLA

Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a rendu un avis le 20 décembre 2001 qui est un démenti cinglant de l’avis du Conseil d’État.
Il rappelle qu’il « n'existe pas en droit positif de définition des catégories de travaux réalisés par des agents publics dans le cadre de leurs fonctions qui seraient exclus du champ de la propriété littéraire et artistique » ; il qualifie l’avis OFRATEME d’exorbitant et souligne que « le régime juridique applicable aux agents publics heurte de front le principe fondamental du droit de la propriété littéraire et artistique selon lequel les droits d'auteur doivent naître sur la tête de la personne physique ayant créé l'œuvre. Tous les instruments juridiques internationaux régissant la matière s'accordent sur ce point, rappelé en dernier lieu par l'article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne proclamée le 18 décembre 2000 ».  Autrement dit, l’avis du Conseil d’État porte atteinte au droit de propriété de l’agent public, lequel est un droit de l’homme protégé par la Charte citée.
Le CSPLA conseille donc le « renversement du principe défini par l'avis OFRATEME » puisqu’il n’existe dans la loi « aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu » et suggère de modifier le code dans le sens d’un aménagement du droit d’auteur pour les agents publics. D’où la nouvelle loi.

La loi adoptée

1.    Un régime équilibré hérité du logiciel

Le nouveau régime est calqué sur celui des logiciels, à quelques différences notables.
La nouvelle rédaction de l’art. L.111- al.3 réaffirme le respect du droit de propriété d’un agent public sur son œuvre : « Il n'est pas non plus dérogé à la jouissance de ce même droit lorsque l'auteur de l'œuvre de l'esprit est un agent de l'État, d'une collectivité territoriale, d'un établissement public à caractère administratif, d'une autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale ou de la Banque de France ». Mais l’art. L.131-1 al.1er crée une nouvelle exception : « Dans la mesure strictement nécessaire à l'accomplissement d'une mission de service public, le droit d'exploitation d'une œuvre créée par un agent [public] dans l'exercice de ses fonctions ou d'après les instructions reçues est, dès la création, cédé de plein droit à [la collectivité publique] ».
Il s’ensuit que l’agent public n’est cessionnaire de ses droits d’exploitation que dans le cadre de la mission de service public de sa collectivité. Si son œuvre est exploitée hors de cette mission (au bénéfice d’une autre collectivité, par exemple), il retrouve logiquement la jouissance de ses droits.

2.    Un droit de préférence de l’autorité hiérarchique

En outre : « Pour l'exploitation commerciale de l'œuvre mentionnée au premier alinéa, [la collectivité publique] ne dispose envers l'agent auteur que d'un droit de préférence. » (L.131-1 al.2 ). L’agent peut publier son œuvre, à condition de demander d’abord à son autorité hiérarchique si elle veut faire jouer son droit de publication préférentiel. À défaut, l’agent est libre de publier son œuvre comme il l’entend.

3.    Un droit à l'intéressement de l'agent en cas de bénéfice dégagé par l'Administration

Plus étonnant, la loi prévoit un intéressement de l’agent toutes les fois où sa collectivité tire un bénéfice de son œuvre (L.131-3-3).

4.    Un droit moral écorné pour raisons de service

À l’instar du régime des logiciels, l’art. L.121-7-1 al.2 1° prévoit pour l’autorité hiérarchique la possibilité de modifier, l’œuvre de l’agent, pour autant que cette modification ne porte pas atteinte à son honneur et à sa réputation.
Mais le droit au respect de l’auteur demeure (L.121-1) : l’agent public peut donc toujours exiger de voir apparaître son nom, au côté de celui de sa collectivité, dans toute exploitation de son œuvre, même dans le cadre de sa mission.

Pour conclure

Il s'agit là d'une loi qui rend à la fois justice au principe de propriété de l'auteur — lequel n'est dépossédé que de la tranche d'exploitation "strictement nécessaire" à la mission de service public —  ainsi qu'aux nécessités d'exploitation du service public. Si l'on y regarde bien, cette solution s'inspire de la jurisprudence du Figaro qui constatait que le salaire du journaliste ne rémunérait celui-ci que dans la mesure nécessaire à la publication de son œuvre dans le journal papier.

La question qui se pose à présent est celle des auteurs salariés du privé. Aucune raison ne s'opposerait à adopter le même aménagement pour eux, ce qui simplifierait largement la gestion des droits d'auteur en entreprise, aujourd'hui encore difficile.

|cc| Didier Frochot — avril 2006 — juin 2008 — avril 2010

Voir aussi :

Fiche sur le droit d'auteur - Actes de cession de droit d'auteur

Références bibliographiques :

Avis du Conseil d'État OFRATEME, 21 novembre 1972, n°309.721 - disponible sur Internet sur le site du CNRS : www.dsi.cnrs.fr/bo/2004/special10-04/avis-conseildetat211172.htm

Avis du CSPLA du 20 décembre 2001 : disponible sur Internet :
http://www.cspla.culture.gouv.fr/travauxcommissions.html

Cour de cassation, 1ère chambre civile, 1er mars 2005 - disponible sur Légifrance :
www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnDocument?base=CASS&nod=CXCXAX2005X03X01X00107X000

Un dossier très complet a été réalisé par la Direction des affaires juridiques du CNRS sur son site :
- Le dossier complet sur le droit d'auteur : www.sg.cnrs.fr/daj/propriete/droits/droits.htm
- La partie du dossier sur les créations des agents publics :
www.sg.cnrs.fr/daj/propriete/droits/droits5.htm

Didier FROCHOT