L'affaire Microfor / Le Monde

Article initialement publié dans la revue Droit et technologies nouvelles - avril 1988

 

Le juriste spécialisé en documentation et en information, lorsqu'il doit conseiller un producteur de banque de données, se trouve confronté à toutes sortes de cas de conscience, embarrassé qu'il est devant la difficulté d'analyser le travail de production de la banque au regard de la loi de 1957 qui, seule encore, régit ce type de création et qui, pourtant, se révèle inadaptée à une telle pratique.
Il faut donc recourir à l'analyse juridique personnelle, se référer à la doctrine ... et attendre la sanction des tribunaux. Une telle situation, si elle est inévitable dans un domaine aussi neuf que celui étudié ici, n'en constitue pas moins une incertitude juridique dont s'accommode parfois mal le client, candidat potentiel bien involontaire au procès qui, enfin, clarifiera la situation ...
L'affaire Microfor/Le Monde est en quelque sorte le prototype de ce genre de procès, mené à son extrême limite presque pour la seule beauté d'une solution de droit, les adversaires ayant depuis longtemps rentré leurs armes ... Ainsi a-t-on connu quelques dix ans de procédure entre la première assignation du Monde et l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de Cassation, rendu sur second pourvoi (cf. Chronologie de l'affaire en annexe), dernier maillon essentiel du procès, auquel on peut considérer qu'il met un terme (1).
Par-delà le côté anecdotique, l'intérêt de cette affaire réside essentiellement dans le fait qu'on a assisté à une querelle de solutions juridiques entre la Cour d'appel de Paris, deux fois sollicitées, et la Cour de Cassation, à chaque fois saisie d'un pourvoi.

Les points de vue en présence

La société Microfor reprenait sur sa banque de données et éditait dans son Index France-Actualités les titres de journaux français, notamment Le Monde et Le Monde Diplomatique, et ceux des articles, accompagnés d'une indexation (mots-clés), ainsi que, sous la dénomination de « Résumés signalétiques », des phrases extraites des articles des journaux dont clic prétendait ainsi rendre compte. Le travail de Microfor consistait donc dans la réunion et l'agencement de divers extraits de la presse quotidienne française, enrichis d'une indexation.
La Cour d'Appel de Paris, suivant en cela les premiers juges (2), a entendu respecter les termes de la loi de 1957 qui, dans son article 40, énonce le principe de l'illicéité de « toute reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur » et dans son article 5, soumet les titres originaux des œuvres à la même protection que les œuvres elles-mêmes.
Elle écartait l'application de l'article 41 de cette loi qui énumère limitativement les exceptions au principe posé par l'article 40 puisque le travail de la société Microfor n'entrait dans aucun de ces cas d'exception.
Très logiquement, et consacrant une jurisprudence constante, selon laquelle un ensemble de citations, à défaut d'œuvre citante à laquelle il s'incorporerait, ne saurait constituer une œuvre indépendante - voir notamment l'affaire De Gaulle/Passeron (3) -, elle estimait que la confection de l'index France-Actualités constituait une « œuvre dérivée», nécessitant le consentement de l'auteur de l'œuvre première, en l'occurrence Le Monde et Le Monde Diplomatique.
Si, sur le plan purement juridique et du respect du droit des auteurs, une telle solution est satisfaisante, on comprend qu'elle peut vite se révéler être un obstacle au développement des banques de données, qui sont probablement appelées à devenir une des richesses, un des biens économiques les plus importants des quelques décennies qui viennent. Il suffit en effet que des auteurs refusent de donner leur consentement pour entraver la constitution d'une banque de données et faire échec à l'exhaustivité qu'elle vise dans le domaine qu'elle traite.

Très pragmatiquement - trop aux yeux de certains -, la Cour de Cassation allait voler au secours des producteurs des banques de données.
Saisie du 1er pourvoi de la société Microfor, la Cour de Cassation (4) a estimé que l'index France-Actualités était libre de toute autorisation de l'auteur de l'œuvre première. Mais c'est le raisonnement pour parvenir à une telle solution qui bouscule quelque peu les solutions antérieures qui est remarquable.
La Cour exclut d'emblée du champ d'application de l'article 40 de la loi « l'édition, par quelque moyen que ce soit, d'un index d'œuvres permettant de les identifier par des mots-clé ».
Ceci règle assez logiquement la question du régime de l'indexation, opération qui consiste à extraire d'un texte ses thèmes principaux et à les décrire à l'aide de mots-clés ou « descripteurs ». Ce travail « n'est qu'une extraction d'idées et peut donc être effectué librement » (5).

Plus audacieusement, la Cour exclut du champ d'application de l'article 40 « l'analyse purement signalétique réalisée dans un but documentaire, exclusive d'un exposé substantiel du contenu de l'œuvre, et ne permettant pas au lecteur de se dispenser de recouvrir à cette œuvre elle-même ».
Ce qui est décrit ici, c'est la pratique du « résumé documentaire » qui fait la force des banques de données puisque, dans l'impossibilité de « feuilleter » le document primaire, le client de la banque ou de l'index peut se faire une idée de ce document au travers d'un court résumé. Ce résumé, selon la Cour, doit refléter fidèlement le contenu de l'article signalé (une partie du litige portait sur la dénaturation du contenu des articles au travers des résumés signalétiques constitués de phrases extraites de divers points de l'article et remises bout à bout), sans jamais dispenser l'utilisateur de lire ledit article ...
Or, ces résumés documentaires ne font pas partie des exceptions énumérées par I'article 41. Il fallait donc, pour tourner la difficulté, sortir du système principe/exceptions des articles 40 et 41. C'est ce que fait la Cour de Cassation, créant ainsi la notion d'œuvre d'information ou à « but documentaire », pour ainsi dire, en marge de la loi ...
Ces deux attendus sont, à notre avis, parmi les grands acquis pratiques de cette affaire, sur lesquels l'arrêt de l'Assemblée plénière ne reviendra pas explicitement.
Mais le 1er arrêt de la Cour de Cassation allait encore un peu plus loin. Il reconnaissait que, dans le cas d'une œuvre d'information, « la matière même de l'œuvre seconde peut être constituée, sans commentaire ou développement personnel de son auteur, par la réunion elle-même et le classement de courtes citations empruntées à des œuvres préexistantes ».
C'était aller ouvertement à rencontre de la jurisprudence De Gaulle/Passeron citée plus haut, à la condition restrictive, cependant, qu'il s'agisse d'une œuvre d'information. Après un second passage devant la Cour d'appel de Paris, l'affaire revenait ces dernières semaines devant la plus haute instance de la Cour de Cassation (6).

Comparées aux affirmations énergiquement innovantes de la 1ère chambre Civile, les termes de l'arrêt de l'Assemblée plénière paraissent un peu en retrait. Moins provocantes dans leur expression, les solutions sont-elles pour autant plus nuancées ?
Se plaçant sur le terrain des articles 5 et 40 de la loi, la Cour réaffirme dans un attendu de principe que « l'édition à des fins documentaires, par quelque moyen que ce soit, d' un index comportant la mention des titres en vue d'identifier les œuvres répertoriées ne porte pas atteinte au droit exclusif d'exploitation de l'auteur ».
La question des titres des journaux et des articles n'avait pas été examinée lors du premier pourvoi et la doctrine s'en était étonnée (7). La solution semblait de bon sens, tant il est vrai qu'un titre de périodique permet la localisation de l'article, et que le titre de l'article, outre la fonction de localisation, a une valeur signalétique. Mais il était bon que la Cour de Cassation l'indique clairement.
L'arrêt rappelle ensuite dans un second attendu de principe les conditions de l'article 41 autorisant « les courtes citations justifiées par le caractère d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées ». Il rectifie alors l'analyse de la Cour d'appel, soulignant que l'index dans son ensemble constituait bien cette œuvre d'information dans laquelle sont incorporées les courtes citations de la section chronologique de cet index.

On le voit, le raisonnement s'est singulièrement modifié depuis l'arrêt de la première Chambre civile. Ce qui naguère constituait en soi une œuvre seconde, se retrouve plus discrètement incorporé en tant qu'ensemble de citations dans l'index qui lui, seul, constitue l'œuvre seconde. Le résultat est le même. En effet, c'est reconnaître indirectement la valeur d'œuvre seconde à l'index de Microfor, sans avoir dans ce cas à sortir du champ de l'article 40 comme dans le premier arrêt de cassation, l'arrêt se plaçant ici sur le seul terrain de l'article 41.Sur le terrain du droit de l'auteur au respect de son œuvre, l'arrêt, comme celui de la première Chambre civile, renvoie à une appréciation mieux fondée des juges du fond, aucune altération de l'œuvre n'ayant été prouvée, d'autant que « cet index était exclusif d'un exposé complet du contenu de l'œuvre ».

Des conclusions pratiques

Le statut juridique reconnu aux banques de données

L'observation attentive des deux arrêts de la Cour de Cassation permet de dégager un corps de solutions qui doivent autant à l'un qu'à l'autre, le second ne remettant pas en cause, semble-t-il, les solutions énoncées par le premier, sauf sur la question des citations évoquée plus haut. Les deux arrêts se complètent donc très logiquement.
Deux pistes sont à suivre dans le dernier arrêt pour retrouver les solutions préconisées.
D'une part, l'attendu de principe sur les premiers et deuxième moyens réunis, basé sur les articles 5 et 40 de la loi évoque « l'édition à des fins documentaires » ; « édition », et non pas œuvre. Ce terme pourrait bien recouvrir cette notion d'œuvre en marge de la loi, puisque exclue du champ d'application de l'article 40. En effet, le deuxième moyen du pourvoi reprenait la formulation de l'arrêt de la première Chambre civile excluant du champ de l'article 40 l'indexation et les « analyses purement signalétiques ». L'Assemblée plénière accueille ce moyen dans son entier mais ne répond pas explicitement sur ces points. On peut penser que la solution n'est pas contestée. Si tel est le cas, une banque de données constituée par la reprise (libre) des titres des périodiques et de ceux des articles, enrichis d'une indexation et d'un résumé documentaire (respectant les conditions signalées plus haut) constitue une « édition à des fins documentaires », c'est-à-dire une œuvre d'information, dotée d'un régime juridique spécifique. Ceci correspond au travail de la plupart des banques de données bibliographiques et constituerait en quelque sorte la solution de principe.
D'autre part, dans le cas d'une banque de données reprenant sous quelque nom que ce soit (« résumé signalétique » en l'espèce), des citations des œuvres premières, la solution réside dans l'attendu de principe répondant au troisième moyen et fondé sur l'art. 41 de la loi. Dans ce cas, il y a lieu de considérer la banque de données (l'index en l'occurrence) comme une œuvre seconde à laquelle s'incorporent les courtes citations qui sont une des exceptions admises par l'art. 41.

Émergence d'un droit à la circulation de l'information

Mais cette affaire est aussi remarquable par l'affirmation faite par la Cour de Cassation de l'existence d'un droit « public » à la circulation de l'information et limitant, sous certaines conditions, le droit « privatif » de l'auteur. Ainsi, le droit de l'auteur, tout comme le sacro-saint droit de propriété, connaît-il des limites. Dans un cas comme dans l'autre, l'intérêt particulier connaît pour limite l'intérêt général qui, dans notre cas, est celui de la circulation de l'information, en d'autres termes, la « liberté documentaire » (8).
On l'a signalé plus haut, la reconnaissance de ce droit permet aux banques de données de se développer sans entraves inutiles.

Enjeu économique et culture du marché de l'information

Très pragmatique, la solution de la Cour de Cassation a une portée stratégique et économique non négligeable. En effet, on l'a signalé d'emblée, les banques de données sont appelées à devenir le bien économique de base sur un marché international de l'information en constant développement. Entraver par un droit français inadapté, la constitution de banques d'information reviendrait à étouffer les initiatives nationales par rapport à une compétition mondiale où les producteurs anglo-américains sont en position quasi-hégémonique. Si, techniquement, la France est parmi les leaders en matière de télématique, la production d'information laisse encore à désirer. Culturellement, l'enjeu est tout aussi important : c'est le rayonnement de la culture française qui est en cause, et à terme, les éditeurs et auteurs pourraient bien y retrouver leur compte, même si, dans un premier temps, ils ont l'impression qu'on limite leurs droits.
En attendant une hypothétique modification de la loi de 1957, la Cour de Cassation ouvre une brèche jurisprudentielle en faveur des banques de données.
Espérons que les producteurs français sauront la mettre à profit.

|cc| Didier Frochot - avril 1988

Voir aussi :

Notre article de l'époque pour Documentaliste et notre article sur le Statut juridique des résumés documentaires.

Notes :

1. L'arrêt à rendre par la Cour d'appel de Lyon n'aura d'intérêt que pour l'affaire considérée. Sur le plan des principes, tout est dit.
2. T.G.I. Paris (1ère Chambre), 23 février 1980, D. 1982.I.R.44, obs. Colombet ; R.I.D.A. avril 1981, p. 183 ; RTD. Com. 1981. 83. obs. Françon - Paris (4e Chambre), 32 juin 19821, R.I.D.A., janvier 19832, p. 182 ; D. 1983. I.R. 96, obs. Colombet ; R.T.D. Com., 1982.433, obs. Françon - sur renvoi : Paris (1ère Ch.), 18 décembre 1985, Gaz. Pal. 7 & 8 février 1986, p. 10s.
3. T.G.I. Paris, 6 juillet 1972, D. 1972.628, note Mme Paclet.
4. Civ. 1ère, 9 novembre 1983, R.I.D.A. janvier 1984, p. 200 ; D 1984.I.R.290, obs. Colombet; R.T.D. Com. 1984.96, obs. Françon ; J.C.P. 1984.20189, note Françon ; Gaz. Pal. 28-29 mars 1984, p. 11s, note Plaisant ; Bull. n° 266 p. 237s. Cf également l'analyse de Sandra de Faultrier in « Documentaliste Science de l'Information », Vol. 22 n° 2, mars-avril 85 -n° spécial "Droit et Documentation".
5. Claude Colombet, Propriété littéraire et artistique, Dalloz, 3e édition 1987, p. 240, note 101.
6. Ass. Plén., 30 octobre 1987, LAMY - Droit de l'informatique, 1987, mise à jour H (déc. 87), obs. Françon ; Gaz. Pal. 16-17 déc. 1987, Flash de la jurisprudence de la Cour de Cassation, p. 286.
7. Cf. LAMY - Droit de l'informatique, 1987 n° 1381 - Jérôme Huet « Droit de l'informatique : la liberté documentaire et ses limites, ou les banques de données à l'épreuve du droit d'auteur », commentaire de l'arrêt du 9 novembre 1983, D. 1984, Chron. 129., n° 13 - André Françon, note sous le même arrêt, op. cit.
8. Jérôme Huet, op. cit.

Didier FROCHOT