Les conséquences de l'affaire Microfor / Le Monde

Article publié initialement dans la revue Documentaliste - Sciences de l'information, Vol.25 n°2 - mars-avril 1988


L'affaire Microfor / Le Monde, après avoir défrayé la chronique judiciaire pendant quelque dix années, a connu son épilogue de principe le 30 octobre dernier, avec l'arrêt rendu par l'assemblée plénière de la Cour de cassation. C'était la deuxième fois — et la dernière — que celle-ci était saisie d'un pourvoi dans cette affaire. Un premier arrêt avait été rendu par sa première chambre civile le 9 novembre 1983 (1).
Sans doute faut-il rappeler brièvement les faits et les questions juridiques en présence.

À l'origine de « l'affaire »

La société Microfor reprenait sur sa banque de données et éditait dans son index France-actualités les titres de journaux français, notamment Le Monde et Le Monde diplomatique, ceux des articles, accompagnés d'une indexation, ainsi que, sous la dénomination de « Résumés signalétiques », des phrases extraites de ces articles dont elle prétendait ainsi rendre compte. Le travail de Microfor consistait donc dans la réunion et l'agencement de divers extraits de la presse quotidienne française, enrichis d'une indexation.
La question se posait de savoir si un tel travail d'emprunts à des œuvres préexistantes était libre de toute autorisation des auteurs de ces œuvres. La loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique qui gouverne la matière a, semble-t-il, ignoré le travail documentaire, et pas seulement en matière de banques de données. Elle se révèle aujourd'hui mal adaptée aux nouvelles technologies, tant sous l'angle des enjeux économiques que sur un plan purement juridique.
Sur le plan de l'utilisation d'oeuvres préexistantes (appelées «œuvres premières » en droit d'auteur), la loi pose le principe, dans l'article 40, selon lequel aucune reproduction de l'œuvre ne peut être faite sans le consentement de son auteur. Un certain nombre d'exceptions à ce principe sont énumérées dans l'article 41. On trouve notamment, « sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source », l'autorisation de pratiquer des « analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées... ».
Il faut encore préciser qu'une analyse, au sens de la loi, « doit être telle qu'elle ne constitue pas un résumé pouvant porter concurrence à l'œuvre analysée, mais être un texte lui-même original et portant jugement de valeur » (2).
Mais la loi ne prévoit pas les résumés des bibliographies analytiques, pas plus d'ailleurs qu'elle ne prévoit les revues de presse au sens où on l'entend dans notre métier.
La société Microfor n'ayant pas demandé d'autorisation aux journaux pour la confection de son index, Le Monde l'a assignée en justice.

Une loi inadaptée

Dès son premier arrêt, la Cour d'appel de Paris, suivant en cela les premiers juges (3), a entendu respecter les termes de l'article 40 et ceux de l'article 5 qui soumettent les titres originaux des œuvres à la même protection que les œuvres elles-mêmes. Elle écartait l'application de l'article 41 de cette loi puisqu'il énumère limitativement les exceptions au principe posé par l'article 40 et que le travail de la société Microfor n'entrait dans aucun de ces cas d'exception.
En toute logique, et consacrant une jurisprudence constante (4) selon laquelle un ensemble de citations, à défaut d'oeuvre citante à laquelle il s'incorporerait, ne saurait constituer une œuvre indépendante, elle estimait que la confection de l'index France-actualités constituait une « œuvre dérivée » nécessitant le consentement de l'auteur de l'œuvre première, en l'occurrence Le Monde et Le Monde diplomatique.
On voit tout de suite que, quelle que soit la logique juridique de la solution, elle risquerait de constituer un obstacle à l'essor des banques de données. En effet, il suffirait que des auteurs refusent de donner leur consentement pour entraver la constitution d'une banque de données et faire échec à l'exhaustivité qu'elle vise dans le domaine qu'elle traite.
On touche ainsi du doigt l'inadaptation de la loi de 1957. La Cour de cassation allait très pragmatiquement voler au secours des producteurs de banques de données dans les deux arrêts qu'elle a rendus dans cette affaire en 1983 et 1987(5).

Index et résumés documentaires

Du premier arrêt (9 novembre 1983), on retiendra les solutions suivantes.
Sont exclus du champ d'application de l'article 40 de la loi « l'édition, par quelque moyen que ce soit, d'un index d'œuvres permettant de les identifier par des mots-clés ».
Cela signifie que le travail d'indexation est libre de toute autorisation de l'auteur de l'œuvre indexée. Le droit français protège les créations formelles de l'esprit, mais les idées sont dites « de libre cours ». Or, l'indexation « n'est qu'une extraction d'idées et peut donc être effectuée librement » (6). La solution est donc logique.
Est également exclue du champ d'application de l'article 40 « l'analyse purement signalétique réalisée dans un but documentaire, exclusive d'un exposé substantiel du contenu de l'œuvre, et ne permettant pas au lecteur de se dispenser de recourir à cette œuvre elle-même ».
Cette fois-ci, la Cour innove puisqu'elle crée un régime jurisprudentiel pour les résumés documentaires. On aura reconnu en effet la définition du « bon » résumé, celui qui doit refléter fidèlement le contenu de l'article signalé sans jamais dispenser l'utilisateur de lire cet article... Une partie du litige portait en effet sur la dénaturation du contenu des articles au travers des résumés signalétiques constitués de phrases extraites de divers points de l'article et mises bout à bout. Sous ces conditions restrictives, la pratique du résumé est libre de toute autorisation de l'auteur de l'œuvre ainsi décrite.
Ces résumés documentaires ne font pas partie des exceptions énumérées par l'article 41. Il fallait donc, pour tourner la difficulté, sortir du système principe/exceptions des articles 40 et 41. C'est ce que fait la Cour de cassation, créant ainsi la notion d'œuvre d'information ou « à but documentaire », pour ainsi dire en marge de la loi...
Ces deux solutions sont, à notre avis, des acquis essentiels de cette affaire, et il semble bien que l'arrêt de l'Assemblée plénière les ait implicitement entérinées par un subtil jeu de renvois.

Titres et citations

La première chambre civile de la Cour de cassation bousculait encore un peu la loi de 1957 à propos des citations ; plus prudent, l'arrêt de l'Assemblée plénière (30 octobre 1987) a adopté une analyse juridique moins audacieuse, mais qui mène à la même solution. De ce dernier arrêt donc, on dégagera les solutions suivantes.
Se plaçant sur le terrain des articles 5 et 40 de la loi, la Cour réaffirme dans un attendu de principe que « l'édition à des fins documentaires, par quelque moyen que ce soit, d'un index comportant la mention des titres en vue d'identifier les œuvres répertoriées ne porte pas atteinte au droit exclusif d'exploitation de l'auteur ».
La question des titres des journaux et des articles n'avait pas été examinée lors du premier pourvoi. La solution semblait de bon sens, tant il est vrai qu'un titre de périodique permet la localisation de l'article, et que le titre de l'article, outre cette fonction de localisation, a une va leur signalétique. Mais il était bon que la Cour de cassation l'indique clairement.
L'arrêt rappelle ensuite les conditions de l'article 41 autorisant « les courtes citations justifiées par le caractère d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées ». Il rectifie alors l'analyse de la chambre civile, soulignant que l'index dans son ensemble constituait bien cette œuvre d'information dans laquelle sont incorporées les courtes citations de la section chronologique : cet index est à lui seul une « œuvre seconde » au sens du droit d'auteur, c'est-à-dire une œuvre qui peut emprunter librement à une œuvre première.
En dehors de ces quatre solutions ponctuelles, on peut dégager de ces arrêts quelques grands principes.

Un statut juridique pour les banques de données

Deux pistes sont à suivre dans le dernier arrêt pour retrouver les solution: préconisées.
D'une part, l'attendu de principe sur les premier et deuxième moyens réuni: (7), basé sur les articles 5 et 40 de la loi évoque « l'édition à des fins documentaires » ; « édition », et non pas « œuvre ». Ce terme pourrait bien recouvrir cette notion d'œuvre en marge de la loi puisque exclue du champ d'application de l'article 40. S'il en est ainsi, une banque de données constituée par la reprise (libre) des titres des périodique; et de ceux des articles, enrichis d'une indexation et d'un résumé documentaire (respectant les conditions signalées plus haut) constitue une « édition à des fins documentaires », c'est-à-dire une œuvre d'information, dotée d'un régime juridique spécifique.
Ce régime juridique peut sembler assez exorbitant, notamment en ce que, sortant du cadre de l'article 41, il n'exige plus que soient cités le nom de l'auteur et la source (8). Cependant, la citation des références bibliographiques est une pratique professionnelle tellement évidente (et indispensable) qu'on peut penser que ce vide jurisprudentiel n'aura pas de sérieuses conséquences.
Cette solution correspond au travail de la plupart des banques de données bibliographiques et constituerait en quelque sorte la solution de principe.
D'autre part, dans le cas d'une banque de données reprenant sous quelque nom que ce soit (« résumés signalétiques » dans notre cas), des citations des œuvres premières, il y a lieu de considérer cette banque (l'index en l'occurrence) comme une œuvre seconde à laquelle s'incorporent les courtes citations qui sont une des exceptions admises par l'article 41.

La « liberté documentaire »

La Cour de cassation a entendu manifestement favoriser la production des banques de données. Elle développe pour ce faire la notion nouvelle « d'œuvre d'information » qu'on a signalé être en marge de la loi de 1957. Une telle œuvre aurait un régime juridique spécifique puisqu'elle serait absolument libre de toute autorisation des auteurs des œuvres premières (il n'est même plus question d'œuvre « seconde » dans ce cas). Il s'agit bien de « liberté documentaire » (9), qui trouve sa légitimité dans la liberté de l'information.

Un droit à la circulation de l'information

Indirectement, la Cour de cassation affirme qu'un droit privatif protégeant l'intérêt particulier de l'auteur peut avoir pour limites un droit public protégeant l'intérêt général : le droit à la circulation de l'information. Cela ne va d'ailleurs pas complètement à l'encontre de l'esprit de la loi de 1957 qui entend protéger les créations formelles de l'esprit et non les idées en elles-mêmes dont la circulation est libre. Or, les informations sont des idées. Protéger à l'excès l'auteur revient à étouffer la circulation de l'information ; à l'inverse, libéraliser trop largement la reprise des créations de l'esprit contenant des informations reviendrait à flouer leurs auteurs. La Cour de cassation établit une limite différente de celle de la loi, mais qui n'est cependant pas exempte de conditions protectrices pour l'auteur (voir par exemple les conditions exigées pour un résumé documentaire).
Mais cette affirmation, si elle est de principe comme cela semble être le cas, et donc si elle inspire l'ensemble de la jurisprudence de la Cour de cassation, pourrait avoir des répercussions fort intéressantes pour notre profession dont l'essence est précisément la circulation de l'information, et pas seulement dans le cadre des banques de données. C'est une évolution qu'il faudra suivre de près.

|cc| Didier Frochot - janvier 1988

Voir aussi :

Notre article de l'époque pour Droit et technologies nouvelles et notre article sur le Statut juridique des résumés documentaires.

Notes :

1. Cf. l'exposé fait au SICOB et l'article consacré alors à la question par Sandra de Faultrier, in : Documentaliste, vol. 22, n° 2, mars-avril 1985, p. 53-60 (numéro spécial Droit et documentation).
2. Claude Colombet Propriété littéraire et artistique. Dalloz, 3" n" 228 édition 1987, p. 240.
3. Tribunal de grande instance de Paris (1ère chambre), 20 février 1980, décision publiée notamment in : Recueil Dalloz-Sirey 1982, Informations rapides p. 44, obs. Colombet. Cour d'appel de Paris (4e chambre), 2 juin 1981, publiée notamment in : Recueil Dalloz-Sirey 1983, Informations rapides p. 96, obs. Colombet. Sur renvoi après première cassation : Cour d'appel de Paris (1ère chambre), 18 décembre 1985, in : Gazette du Palais, 7-8 février 1986, p. 10s.
4. Cf. l'affaire De Gaulle / Passeron, Tribunal de grande instance de Paris, 6 juillet 1972, in : Recueil Dalloz-Sirey 1972, p. 628, note Mme Pactet.
5. 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, 9 novembre 1983, publiée notamment in: Recueil Dalloz-Sirey 1984, Informations rapides p. 290, obs. Colombet ; Gazette du Palais, 28-29 mars 1984, p. 11s., note Plaisant ; Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, 1ère partie, 1983, n° 266, p. 237s. Assemblée plénière de la Cour de cassation, 30 octobre 1987. in : Lamy - Droit de l'informatique, 1987, mise à jour H (décembre 1987), obs. Françon. ; Gazette du Palais, 16-17 décembre 1987, Flash de la jurisprudence de la Cour de cassation, p. 286.
6. Claude Colombet, op. cit., p. 240, note 101.
7. Les moyens sont les arguments présentés par l'avocat de la partie qui introduit le pourvoi en cassation.
8. Inconvénient relevé par Jérôme Huet in: Droit de l'informatique : la liberté documentaire et ses limites, ou les banques de données à l'épreuve du droit d'auteur, commentaire de l'arrêt du 9 novembre 1983. Recueil Dalloz 1984, Chroniques p. 129, n° 16.
9. La paternité de l'expression semble revenir à Jérôme Huet, op. cit.

Didier FROCHOT