Les rendez-vous manqués de la profession (1)

Nota : Le lecteur ne s'étonnera pas de ne voir paraître dans ces lignes aucun élément positif. Cela ne veut pas dire que nous ayons abandonné toute raison d'espérer, bien au contraire, pas plus que nous n'oublions les qualités de la majorité des professionnels de notre secteur. Mais ce n'est pas l'objet de ces développements, et dans l'économie générale des textes de réflexion que nous proposons peu à peu sur ce site, ce point de passage difficile est indispensable.

Introduction

Manque d'ambition ? Manque d'envergure ? Manque de formation adéquate ? Nous ne prenons pas ici position sur les causes. Nous nous penchons principalement sur les réels développements professionnels qui nous étaient naturellement destinés et qui ont été occupés par d'autres, faute de les avoir investis.

Ce long exposé sera présenté en trois parties, publiées successivement.
Nous abordons, dans une première partie, les rendez-vous manqués quant aux besoins documentaires et d'information internes à l'entreprise.
Une deuxième partie pointe ceux tenants à l'information et la documentation environnementale ainsi que les évolutions qu'on n'a su ni créer, ni prévoir ni même investir lorsqu'elles ont commencé à émerger.
Enfin, une troisième partie tente, de dresser le bilan et de porter un regard sur l'avenir.

Première partie : les enjeux documentaires de l'entreprise

A. La documentation technique et la documentation produit

Nous l'avons évoqué (Le métier de documentaliste, un malentendu...), la profession a glissé du document vers l'information dans les années 80, cherchant à mettre à profit la mise en lumière des flux d'informations dans l'entreprise de la décennie précédente. Au même moment cependant, les entreprises commencent à prendre conscience de l'importance des documents à gérer en leur possession.
C'est le cas de la documentation technique et de la documentation produit.
La première fournit tous les éléments d'information d'un produit fabriqué par l'entreprise. Ainsi une centrale nucléaire est dotée de toute sa documentation technique (plans, schémas de fonctionnement, procédures techniques...) Lorsqu'il s'agit de fermer et de détruire un de ces sites, il faut conserver la documentation technique du noyau du réacteur pendant 50 ans, délai pendant lequel on ne pourra le démanteler pour des raisons de radio-activité. L'enjeu est énorme puisqu'il s'agit de garantir la pérennité de l'accès aux documents pendant 50 ans.
La seconde fournit les modes d'emploi aux usagers des produits achetés. Combien de fois ne sommes-nous pas tombés sur des manuels utilisateur particulièrement abscons, rédigés à la va-vite manifestement sans pédagogie ? Combien de fois le mode d'emploi d'un logiciel nous explique-t-il par le menu la manipulation technique à réaliser pour on ne sait quelle opération technique dont personne n'a pris soin d'expliquer l'utilité pratique pour l'usager ?
Il y a là un défi de qualité de prestation qu'une équipe de documentalistes, au rôle pédagogique connu, pouvait relever. Mais voilà, tout ce qui concerne la documentation des produits de l'entreprise ne nous a jamais été proposée, tout simplement parce qu'on n'a ni su ni voulu faire comprendre qu'on était capables de le faire.
Ces exemples, ainsi que celui du moteur d'avion déjà mentionné par ailleurs (même article que ci-dessus), montrent qu'il y avait là des enjeux documentaires à saisir au sein même de l'entreprise, pour peu qu'on ne se confine pas à la seule documentation externe. Mais les documentalistes ne se sont pas trouvés à ce rendez-vous, rejetant parfois avec dédain un enjeu si éloigné de leur formation de base, littéraire, le plus souvent.
Et pourtant, il y avait là une vraie occasion de se rendre utile pour l'entreprise et ainsi de redorer tout naturellement le blason de la profession sans invoquer on ne sait quelle protection des espèces en voie de disparition !

B. La documentation qualité

Un article, publié dans l'Usine nouvelle en 1994, montrait que plus de 50% des demandes de certification qualité des entreprises échouaient faute d'une bonne documentation qualité. De quoi s'agit-il ? Pour obtenir la certification qualité, une entreprise doit consigner les procédures permettant d'obtenir un niveau de qualité des produits ou des services dans des documents garantissant qu'on suit bien des procédures nécessaires pour y parvenir. La certification est délivrée en grande partie, au vu de la documentation qualité de l'entreprise. Si les procédures sont mal ou insuffisamment décrites, la certification n'est pas accordée. Voilà donc un nouvel enjeu intellectuel de haut niveau et directement rentable pour l'entreprise, en termes d'image et d'efficacité.

Mais là encore nos professions n'ont pas su être sur le coup. Cette fois-ci, il ne s'agissait pas de mettre les mains dans on ne sait quel cambouis professionnel. Il s'agissait de décrire le plus didactiquement et le plus précisément possible des procédures. De nouveau le rôle pédagogique du documentaliste, capable en principe, de retransmettre l'information en termes clairs, convergeait parfaitement avec l'enjeu. Mais les professionnels ne s'y sont pas intéressés.
On objectera que dans tous ces cas, on ne leur a pas non plus demandé... Mais c'est précisément le problème de trop de professionnels qui attendent qu'on vienne les chercher au lieu d'anticiper la demande, de veiller aux enjeux documentaires internes et de monter au créneau lorsqu'il le faut (1).

C. L'archivage électronique puis la GED

L'aventure de l'archivage électronique - celui des années 80 - est tout à fait emblématique des fiascos d'une solution conçue par des informaticiens, sans le concours des spécialistes du traitement de l'information, au sens intellectuel du terme.
Partant du manque de place des entreprises, des sociétés de prestation de service informatique ont inventé l'archivage électronique. Il s'agissait de numériser tous les documents d'archives des entreprises et de les stocker sur des disques optiques numériques (DON), à l'époque disques magnéto-optiques de la taille d'un microsillon 33 tours.

Des entreprises se sont laissées séduire par ces systèmes et ont commencé à stocker massivement leurs archives sur ces supports, supprimant sans sourciller le papier, parfois au mépris de la réglementation. Le seul problème est qu'on n'avait pas pensé le retrouvage... Les critères de recherche étaient d'une telle pauvreté qu'on ne retrouvait pratiquement rien. Des entreprises ont ainsi jeté par les fenêtres leurs archives papier et des centaines de milliers de francs...
Les informaticiens qui sont des gens pragmatiques ont compris qu'il manquait un outil d'indexation. Ils ont donc réinventé les thésaurus, à leur manière, c'est-à-dire sans le sérieux et la rigueur de nos métiers. Ils ont associé ce thésaurus à un logiciel documentaire simple, donnant accès aux images scannées des documents d'archive. La gestion électronique de documents (GED) était née... sans qu'aucun professionnel de l'information soit jamais intervenu. Mieux (ou pire...) : l'outil thésaurus avait été annexé par les informaticiens (2).
Taurus, le premier logiciel de GED à part entière, est né des besoins de documentation technique de quelques grands groupes industriels, pas de la documentation classique.

D. Le travail collaboratif

C'était dans les dernières années 80. Le grand enjeu qui se posait alors implicitement était celui du partage de l'information entre chercheurs. Le concept de collaboratoire, directement hérité de celui de CSCW (Computer supported collaborative work) se met en place au travers d'outils permettant de travailler à plusieurs et à distance sur des documents uniques.

1. Le groupware

Le groupware fait ainsi son apparition. On le traduira en français par collecticiel. Si ce concept implique une partie logiciel, permettant notamment de travailler à plusieurs, sur un même document, il s'agit avant tout de méthodes de gestion de l'information, de classement des documents de manière rigoureuse et uniforme afin que tous les intervenants d'un même domaine se retrouvent dans les espaces de travail partagés.
Serge Levan, un des spécialistes du groupware en France insistait sur cette question : le groupware est avant tout, un projet de management, ensuite seulement, un projet informatique. Des entreprises se sont d'ailleurs fait piéger (comme aujourd'hui avec le KM) en s'équipant à grands frais d'un logiciel de groupware qu'elles étaient incapables de mettre en œuvre, faute d'avoir pensé les méthodes de travail et d'accompagnement. Or il s'agit avant tout de méthodes de gestion et d'organisation des documents et de l'information.
Ce sont donc des missions qui pouvaient être dévolues à nos professions, bien mieux qu'à d'autres. Mais là encore, les documentalistes, dédaignant ces enjeux d'organisation interne de l'information, n'ont pas su être au bon endroit, au bon moment, préférant continuer à gérer les petits enjeux de la documentation externe...
La nature ayant horreur du vide, soit les informaticiens tenteront maladroitement de gérer intellectuellement les contenus de l'information, dépassant ainsi largement leurs missions, soit on ira chercher des gestionnaires qui réinventeront plus ou moins adroitement des méthodes de qualification de l'information.

2. Le langage commun d'information de l'entreprise

Un cabinet d'organisation d'entreprise va bientôt découvrir que la plupart des difficultés de gestion et d'organisation des entreprises tiennent à une mauvaise gestion des documents et de l'information en interne (3). Et de mettre au point ce qu'ils appelleront le langage commun d'information (LCI) qui constitue un compromis entre une bonne classification et un thésaurus, servant de base de classement uniformisé des documents dans toute l'entreprise.
Une fois encore, force est de constater que les documentalistes ont de l'or entre les mains (nos outils intellectuels - thésaurus ne vient-il pas du mot trésor en grec ?) mais qu'ils sont incapables d'en comprendre l'envergure et la portée universelle et de s'imposer dans l'entreprise en s'appuyant sur ceux-ci, confinés qu'ils sont dans des préoccupations à trop courte vue.

E. Le knowledge management

Le groupware et le LCI n'ont été que deux étapes intellectuelles de prise de conscience des managers vers ce qu'on nomme aujourd'hui knowledge management (KM) ou management des connaissances. Le parcours fut un peu plus long mais nous ne nous arrêterons pas ici sur les cheminements intellectuels, passant par les arbres de connaissances pour arriver à l'enjeu essentiel du KM.
Brossé à très grands traits, le KM présente deux faces.
La première face consiste à repérer, en termes de connaissances et de compétences, les forces vives d'un groupe social - une entreprise, par exemple. Le KM utilise notamment le travail fait sur les arbres de connaissances de Michel Authier et Pierre Lévy et d'autres travaux similaires. Il s'agit de répertorier les savoir-faire de chacun pour valoriser au maximum les potentialités des équipes.
L'autre face du KM consiste à consigner le savoir-faire de l'entreprise et de ses membres pour ne pas le perdre. C'est en ce sens que Jean Pintéa voyait la documentation comme garante du patrimoine de savoir-faire. Il s'agit de consigner, par écrit, le plus clairement possible, toutes les pratiques, les expertises, les analyses propres à l'entreprise et qui constituent son « capital savoir ». Sous cet angle, les bases de connaissances ont leur rôle.
D'un coté comme de l'autre, il s'agit de traiter des objets informationnels (un homme n'est-il pas un document vivant ?) de les qualifier, de les caractériser pour les retrouver le plus efficacement possible, qu'ils fussent des documents ou des hommes. C'est donc précisément le travail des professionnels du traitement de l'information et nos outils et méthodes de traitement intellectuels devraient pouvoir faire merveille.
Mais une fois de plus, le terrain étant vide, c'est à des ingénieurs ou des managers qu'on a confié la conception des systèmes de KM, parfois nommés ingénieurs de la connaissance. Rappelons l'aventure de cette jeune diplômée de l'INTD débarquant dans une entreprise de conseil et se lançant dans le KM, ses collègues déjà documentalistes dans la même maison refusant de la suivre au motif que cela ne correspondait pas à leur métier...

En guise de conclusion provisoire

Au moment même où les documentalistes trépignent pour faire reconnaître leurs compétences documentaires (pour rattraper la GED) et de gestion de l'information (pour surfer cette fois sur la notion de société de l'information) les entreprises s'échappent une fois de plus vers une autre grandeur, essentielle : la connaissance qui détrône peu à peu l'information. De nouveau le rendez-vous est manqué...

Prochain épisode : Les absents de la société de l'information

|cc| Didier Frochot — février 2005

Notes :

1. Ces divers enjeux internes à l'entreprise ont été parfaitement décrits par Jean Pintéa dans son ouvrage Reengeneering des systèmes documentaires. - Paris : Les éditions d'organisation, 1995 déjà cité. Il signalait en outre, un autre enjeu essentiel : la documentation garante du patrimoine de savoir-faire de l'entreprise, enjeu qui allait bientôt s'intégrer dans ce qu'on appellera le knowledge management...
2. Signe de cette aberration, la première mouture de la directive sur la protection juridique des bases de données, en 1992, considérait qu'un thésaurus était un outil informatique associé à la base de données...
3. Il s'agit de SVS International, aujourd'hui devenu Newpartner, dirigé par Olivier Benoit (cf. son article sur ce site)

Didier FROCHOT