Le droit à l'oubli en question face au registre des sociétés

Dans un arrêt rendu le 9 mars dernier, la Cour de justice de l'Union européenne a apporté un nouvel éclairage sur les questions de droit à l'oubli à propos des registres des sociétés des pays de l'Union, décision qui revêt une certaine importance pour l'e-réputation des personnes ayant été, à un moment de leur vie, dirigeantes de sociétés qui ont connu des difficultés.

Les faits et la question préjudicielle posée

Un tribunal italien avait condamné une chambre de commerce à supprimer le nom d'un dirigeant associé à une société ayant été en faillite, afin de ne pas nuire à l'image de cette personne. La chambre de commerce s'étant pourvue en cassation, la Cour suprême de cassation italienne, avant de trancher, a posé une question préjudicielle à la CJUE, question sur l'opposition apparente entre la directive sur la protection des données à caractère personnel (95/46/CE du 24 octobre 1995) et celle sur la publicité des actes de sociétés (68/151/CEE du 9 mars 1968).

Au regard de ces deux directives, la CJUE se prononce sur une absence relative d'un droit à l'oubli absolu des données à caractère personnel.
Rappelons tout d'abord que le "droit à l'oubli" est ce mécanisme fondamental des lois sur la protection des données personnelles dans l'Union européenne, consistant à ne conserver les données d'une personne physique que pendant une durée en rapport avec la finalité poursuivie par le traitement de telles données. Il est ainsi impossible de conserver indéfiniment les données bancaires d'une personne qui ne serait plus cliente d'une banque.

Ici, deux impératifs en opposition sont donc à prendre en compte : la nécessaire publicité des noms des dirigeants de sociétés afin d'informer les tiers des personnes auxquelles elles ont affaire, y compris après la disparition d'une société, du moins pendant un délai qui correspond aux diverses possibilités de recours judiciaires contre les anciens dirigeants. Face à la diversité des délais de recours, il peut sembler difficile de définir un délai uniforme au sein de l'Union.

C'est ce que la Cour remarque aux termes du raisonnement suivant (source : communiqué de presse de la CJUE) :
"Compte tenu :
1. De la multitude de droits et de relations juridiques pouvant impliquer une société avec des acteurs dans plusieurs États membres (et ce, même après sa dissolution)
et
2. De l’hétérogénéité des délais de prescription prévus par les différents droits nationaux,
il paraît impossible d’identifier un délai unique à l’expiration duquel l’inscription des données dans le registre et leur publicité ne serait plus nécessaire.
Dans ces conditions, les États membres ne peuvent pas garantir aux personnes physiques dont les données sont inscrites dans le registre des sociétés le droit d’obtenir, après un certain délai à compter de la dissolution de la société, l’effacement des données à caractère personnel les concernant.
"

Mais la Cour apporte des nuances notables au principe ainsi énoncé :
"Néanmoins, la Cour n’exclut pas que, dans des situations particulières, des raisons prépondérantes et légitimes tenant au cas concret de la personne puissent justifier, à titre exceptionnel, que l’accès aux données à caractère personnel la concernant soit limité, à l’expiration d’un délai suffisamment long après la dissolution de la société, aux tiers justifiant d’un intérêt spécifique à leur consultation. Une telle limitation de l’accès aux données à caractère personnel doit résulter d’une appréciation au cas par cas. Il appartient à chaque État membre de décider s’il souhaite une telle limitation d’accès dans son ordre juridique."

En synthèse

La CJUE estime que les noms des dirigeants ne peuvent faire l'objet d'un droit à l'oubli dans les mentions d'un registre des sociétés à partir d'un délai précis et unique au sein de l'Union compte tenu de la diversité des actions et délais dans les divers droits nationaux.
Mais elle admet que dans certains cas, il soit envisageable de limiter l'accès à ces données, plusieurs années après la disparition de l'entreprise, aux seuls tiers ayant un intérêt à les consulter, c'est-à-dire les seules personnes ayant intérêt à poursuivre un ancien dirigeant ou à faire valoir des droits non prescrits à leur égard. Il appartient donc aux États membres de définir de telles limitations dans leurs législations nationales.

Une autre problématique courante, non abordée par l'arrêt de la CJUE

La décision de la Cour précise donc les choses et ouvre la porte d'un aménagement légal dans chaque pays de l'Union, à un accès plus limité aux noms des dirigeants dans certains cas et sur le long terme.

Il est un autre problème qui se pose au quotidien pour d'anciens dirigeants de sociétés — mais qui n'était pas posée dans cette affaire —, c'est celui de l'accès transparent aux données des sociétés, et donc de leurs dirigeants sur internet via les sites publics officiels (Infogreffe en France) et les sites privés les relayant (comme societe.com, verif.com et autre manageo, pour n'en citer que trois).
Indexé par les moteurs de recherche, ces données apparaissent immédiatement aux yeux de tout internaute qui "googlise" le nom d'une personne. C'est ainsi que des anciens dirigeants ayant fait de mauvaises affaires et dont la société s'est trouvée liquidée — ce qui peut arriver, surtout en période de crise économique, sans que ce soit infamant — se trouvent suspectés au point de ne même pas pouvoir retrouver un emploi salarié.

On retrouve à nouveau ici la puissance de recoupement informatique que les lois de protection des données personnelles sont censées juguler mais qui hélas ne protègent que fort peu face au droit à l'information du public sur internet.

En savoir plus 

Voir le communique de presse intégral de la CJUE en date du 9 mars 2017 :
http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2017-03/cp170027fr.pdf

Voir l'arrêt sur EUR-Lex :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:62015CJ0398 

Didier FROCHOT