Vous avez dit "Droit à l’oubli" ?

L’expression de Droit à l’oubli est depuis peu très souvent associée aux questions d'e-réputation (cyber- ou web-réputation, réputation numérique, comme on voudra). Celle-ci a été popularisée récemment, à la suite de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 13 mai dernier, à l’encontre de Google Spain, sur la saisine d’un tribunal espagnol. Le communiqué de presse de la CJUE a utilisé le terme de droit à l’oubli et dans la foulée toute la classe médiatique s’est jetée sur le terme, sans doute nouveau pour beaucoup de journalistes peu versés dans le droit des données à caractère personnel.

Un concept ancien

Derrière ce terme qui frappe facilement les esprits — d’où son emploi si prisé à la suite du service de presse de la CJUE — se cache en fait une réalité juridique vieille comme les lois de protection des "données nominatives des personnes physiques", pour reprendre l’ancienne terminologie utilisée initialement par notre loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, souvent nommée en raccourci "informatique et libertés" mais que nous préférons nommer, tout comme le Professeur Jean Frayssinet, l’un des meilleurs spécialistes de cette loi, même en raccourci "informatique, fichiers et libertés", pour bien rappeler que cette loi ne concerne pas que l’informatique.

Un concept aux contours précis

Dès cette première loi française, apparaissait l’obligation de ne conserver les données concernant les personnes physiques que pendant un délai délimité, proportionné aux finalités du traitement de celles-ci. Au-delà de ce délai, les données devaient être radiées. Et de fait c’est ce qui se passe lorsque par exemple on n’est pas malade pendant au moins deux ans et qu’on a la surprise de voir que notre nom a été supprimé des ayants-droit des caisses de sécurité sociale, supposant une démarche formelle de réinscription. 
C’est cette obligation légale de supprimer des données personnelles d’un système de traitement de données personnelles au-delà d’un certain délai qui a été nommée assez logiquement "droit à l’oubli".

Il s’agit donc d’un concept aux contours bien précis. Cette règle se trouve aujourd’hui dans notre loi, entièrement remaniée en 2004, à l’article 6, 5°. Mais il faut savoir qu’elle est également inscrite dans la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (article 6, I, e).

L’esprit de la loi : un droit à l’oubli universel

Au passage, arrêtons-nous un instant sur la volonté de la loi. Lorsque des "données nominatives des personnes physiques" — rebaptisées "données à caractère personnel" depuis la directive de 1995 et donc dans notre loi révisée en 2004 — sont traitées dans un système informatique, elles ne peuvent être traitées ad aeternam, mais doivent nécessairement disparaître au bout d’un moment, pour permettre précisément l’oubli des personnes et éviter que les citoyens ne se trouvent fichés pour le restant de leurs jours, voire au-delà.

Il faut savoir que la plupart des États qui se sont dotés de lois de protection des données à caractère personnel incluent cette règle dite du droit à l’oubli.

Les moteurs de recherche concernés

Comment dès lors des moteurs de recherche — outils de traitement informatique s’il en est — sous le prétexte qu’ils auraient une vocation transnationale, pourraient-ils s’affranchir de cette règle ?

Sous cet angle, la décision de la CJUE, peut-être étonnante vue de l’extérieur, prend un sens très cohérent au regard de l’ensemble de l’édifice juridique de l’Union européenne et de ses États membres.
Sur un plan juridique, même une structure multinationale se doit de respecter les lois des pays dans lesquels :

  • Soit elle est implantée (d’où l’application des lois européennes à Google Spain dans l’arrêt cité) ;
  • Soit ses produits sont disponibles (en l’occurrence l’accès aux résultats des moteurs de recherche) ;
  • Soit elles impliquent des personnes ressortissantes du pays en question (ce qui est le cas pour les ressortissants de l’UE désignés par ces moteurs).

Ces solutions ne sont pas sorties d’un chapeau par une Cour de justice européenne qui aurait envie de sanctionner on ne sait quel géant américain : il s’agit purement est simplement de "règles de conflit de lois dans l’espace", élaborées par une branche du droit nommée "droit international privé" et qui a pour vocation de régler les conflits de lois applicables à des situations trans- ou multinationales.
La CJUE n’a donc rien inventé, comme nous le soulignions déjà lors de notre première présentation de la décision (notre actualité du 16 mai dernier) ; elle s’est bornée à rappeler ces règles, et à appliquer le droit de l’Union, notamment la Charte des droits fondamentaux et la directive précitée.

De l’abus de langage

Mais en vérité, la solution préconisée par la CJUE — quoiqu’en ait dit son service de communication pour marquer les esprits — ne relève pas pas du droit à l’oubli au sens strict. Rappelons en effet que la solution telle qu’elle est préconisée par la Cour de justice est l’effacement des bases de résultats des moteurs de recherche de la mention du nom de la personne associée au lien pointant vers la ressource dans laquelle celle-ci est nommée. Ni cette ressource, ni ce lien dans les bases des moteurs, ne sont supprimés. C’est la raison pour laquelle nombreux sont les juristes qui préfèrent parler de "droit à l’effacement".

De l’abus des moteurs de recherche

Rappelons aussi (nous l’avons souligné à plusieurs reprises — voir ci-dessous les références à nos récentes actualités) que Google autant que Bing appliquent la décision pourtant très claire de la CJUE d'une manière hyper-restrictive qui fait de ce fameux "droit à l’oubli" un concept presque vide de sens, un simple slogan médiatique, pour faire bien :

  • Les effacements ne sont effectifs que sur les plateformes nationales des États de l’UE, mais il est toujours possible de retrouver les liens litigieux associés au nom des personnes visées sur d’autres plateformes, à commencer par google.com ;
  • Google comme Bing exigent des demandeurs qu’ils invoquent des raisons pour justifier cet effacement, là où la décision de la Cour spécifie bien qu’il s’agit d’un droit absolu issu de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, existant en dehors de tout préjudice et en dépit de tout prétendu droit à l’intérêt du public d’être informé ;
  • Google comme Bing s’érigent en juge de l’opportunité des retraits là où la Cour considère que ce doit à l’effacement étant absolu et discrétionnaire, les moteurs n’ont donc pas à s’ériger en juges — sur quel fondement juridique d’ailleurs (pas de texte fondateur, pas de juridiction) ?

Les fameuses lignes directrices du G29, qui devraient "à l’automne" rappeler aux moteurs de recherche les bonnes pratiques sont donc attendues avec intérêt et on espère qu’elles constitueront un rappel à une plus stricte application des règles énoncées par la CJUE.

En savoir plus

Voir le droit à l’oubli de la loi française : article 6, 5° sur Légifrance :
www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000886460#LEGIARTI000006528069
Voir l’article 6,1 e) de la directive 95/46/CE sur Eur-Lex :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/ALL/;?uri=CELEX:31995L0046
Voir l’arrêt de la CJUE sur Eur-Lex :
http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:62012CJ0131

Voir notre communiqué de presse : E-réputation : Les Infostratèges prennent position sur l’application du droit à l’oubli par Google du 15 juillet dernier, renvoyant aux actualités publiées sur cette jurisprudence et son application par les moteurs de recherche.

Didier FROCHOT